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vingt mille ans, et le troisième devant durer toujours ! L’histoire naturelle humaine est bien différente de l’histoire naturelle proprement dite ! Et notez que durant cet état, l’état théologique durait encore, ce que reconnaît Comte, mais de plus avait encore pour lui les dix-neuf vingtièmes et très probablement les neuf cents quatre-vingt-dix-neuf millièmes de l’humanité. N’en faudrait-il pas conclure qu’il y a eu des métaphysiciens dans tous les temps ; et qu’il n’y a pas eu de période métaphysique ? Et voilà tout le système qui s’écroule.

En réalité il ne tient aucunement, il n’est qu’une hypothèse brillante, assez inutile, du reste, et dont Comte pouvait très bien se passer. Il pouvait envisager l’humanité, d’ensemble, comme partagée, très inégalement, entre l’esprit théologique, l’esprit métaphysique et l’esprit scientifique, et s’efforcer de prouver qu’il y en avait deux de trop.

Quant à cette élimination même de l’esprit théologique et de l’esprit métaphysique, Comte la fait avec sûreté, avec suite et avec une vigueur de dialectique très remarquable. Il faut cependant faire une distinction. Comte est sensiblement exempt d’esprit théologique, et j’ai fait remarquer que quand il a transformé sa morale en une religion, même de cette religion toute idée vraiment théologique est absente ; mais il n’est pas exempt, pas du tout, d’esprit métaphysique. Il reproche aux métaphysiciens leurs entités ; il a les siennes. Dans les mêmes pages où il raille les politiques encore imbus d’esprit métaphysique d’expliquer les phénomènes sociaux par « la grande entité générale de la nature », il énonce sa prétention de les expliquer par « les lois naturelles » de la sociologie, il montre ces « lois naturelles » agissant sur les hommes et les pliant à leur empire et les faisant passer d’un « état » à un autre ; et vraiment il me semble bien voir là des abstractions personnifiées, nouvelles divinités qui gouvernent le monde et qui sont écloses du cerveau de notre penseur. En effet Comte n’a jamais démontré pourquoi les hommes ont passé d’un état à un autre état, par quelles modifications propres, intimes, intrinsèques, de leur être, et il semble, dès lors, que ces lois de leur évolution s’imposent à eux du dehors, les poussent et les forcent d’en haut, et nous voilà en pleine conception métaphysique ; il semble que l’homme ait passé par ces phases successives pour satisfaire le dessein de je ne sais quelle providence. Très souvent le cours de philosophie positive fait l’effet d’un Discours sur l’histoire universelle sans Dieu ; l’on y voit les hommes menés, et menés avec une suite et une rigueur inflexibles, sans qu’on sache par qui ; mais ils le sont, ils rentrent dans un dessein qu’ils n’ont