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naturellement pour le remplir. Il donne la décision au nombre. La foule est très bien faite pour contrôler, pour juger les œuvres faites et les hommes après qu’ils ont agi ; pour décider, non ; comme tout à l’heure elle était reconnue bien faite pour imiter avec intelligence les inventions faites, non pour inventer. Or prendre une décision, c’est inventer, c’est avoir une idée, c’est avoir une initiative. La foule n’est point faite pour cela. Vous lui donnez un office qui n’est pas dans sa vocation. Qu’arrivera-t-il ? C’est qu’elle ne l’exercera pas ! — Eh bien ! tant mieux. C’est ce que vous voulez. — Non pas ! De par sa nature elle ne l’exercera pas, et de par le droit que vous lui donnez, et dont elle sera fière, elle ne voudra pas que d’autres l’exercent. Elle ne sera pas une supériorité et sera jalouse des supériorités. Elle ne gouvernera pas ; est-ce qu’elle le peut ? et elle ne choisira jamais ceux qui sont faits pour gouverner. Elle « condamnera éternellement tous les supérieurs à une arbitraire dépendance envers la multitude de leurs inférieurs, par une sorte de transport aux peuples du droit divin tant reproché aux rois. » Ce système a plongé la foule dans une espèce d’étourdissement : « Quels doivent être les profonds ravages de cette maladie sociale en un temps où tous les individus, quelle que puisse être leur intelligence et malgré l’absence totale de préparation convenable, sont indistinctement provoqués par les plus énergiques sollicitations à trancher journellement les questions politiques les plus fondamentales ? »

Cet étourdissement aboutit dans la pratique à cette manière d’apathie jalousé qui fait que la foule ne gouverne pas, qu’elle n’aime pas qu’on gouverne, et qu’en définitive il n’y a pas de gouvernement. C’est une sorte d’anarchie, indolente, — d’anarchie indolente, très proche du reste de l’anarchie aiguë ; car la foule ne gouvernant pas, ceux qui sont aptes à gouverner ne gouvernant pas non plus, il est très facile à une minorité, et à une minorité qui n’a pour elle ni la force du nombre ni celle des lumières, de mettre en échec cette société invertébrée et amorphe ; et par suite, dans cet état plus que dans un autre, il est besoin, périodiquement, d’un gouvernement fort qui rétablisse l’ordre. Ce gouvernement la foule, dans le besoin, le prend un peu au hasard, selon les circonstances ; et en définitive une anarchie indolente, réveillée de temps en temps par des anarchies aiguës, que réprime une crise de despotisme, c’est l’histoire normale des démocraties. — De toutes ces anarchies tant intellectuelles et morales que sociales, il faudrait enfin sortir.