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pensent par eux-mêmes ; ils sont mal vus d’une foule qui pense collectivement, par préjugés, par passions générales, par vagues intuitions communes. Ils sont suspects comme originaux, comme ne pensant pas ce que tout le monde pense, comme n’acceptant pas les banalités intellectuelles. Ils ne sont ni suivis, ni étudiés au moins, ni guettés avec attention, parce que, par suite du dogme nouveau, le respect s’est écarté d’eux, même au sens étymologique, très humble, du mot.

L’imitation persiste, certes : elle est physiologique, elle est éternelle ; seulement elle a changé d’objet ; la foule s’imite elle-même ; elle écarte l’esprit original, l’inventeur, comme objet d’imitation. Or l’imitation de l’individu inventeur par la foule imitatrice étant la condition même de la civilisation, il y a risque pour celle-ci ; ou au moins elle va prendre une tournure très nouvelle, imprévue, et dont on ne peut rien prévoir. « Le progrès continu de la civilisation, loin de nous rapprocher d’une égalité chimérique, tend, au contraire, par sa nature, à développer extrêmement les différences intellectuelles entre les hommes… Ce dogme absolu de l’égalité prend donc un caractère essentiellement anarchique et s’élève directement contre l’esprit de son institution primitive, aussitôt que, cessant d’y voir un simple dissolvant transitoire de l’ancien système politique, on le conçoit comme indéfiniment applicable au système nouveau. »

Enfin le suffrage universel est l’expédient d’une société désorganisée et le signe qu’elle l’est. A peu près dans le même temps que Comte écrivait la Philosophie positive, Girardin disait : « Le suffrage universel, c’est : « Il faut se compter ou se battre. Il est plus court de se compter. On se bat dans la barbarie. Dans la civilisation on se compte. » Rien de plus juste, rien de plus lumineux, et rien qui montre mieux que le suffrage universel est la barbarie raisonnée, la barbarie exacte, la barbarie mathématique, la barbarie rationnelle, mais la barbarie. En barbarie qui doit commander ? Les plus forts. Qui sont les plus forts ? Les plus nombreux. Ne nous battons pas, comptons-nous ; c’est-à-dire voyons, sans nous battre, qui sont les plus forts. Une société qui a proclamé la liberté et l’égalité, qui a supprimé la hiérarchie ne peut plus connaître qu’une loi, celle de la force, si tant est qu’elle veuille qu’encore pourtant on reste en société. C’est à cette loi qu’elle a recours en donnant l’empire au nombre.

— Au moins ce n’est pas l’anarchie ! — Non, puisque c’est l’expédient pour y échapper ; mais c’est quelque chose qui est tout près de l’être ; parce que ce système, comme tout à l’heure l’égalité, donne un office spécial à quelqu’un qui n’est pas fait