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la contrariété cessera. L’homme sera un animal supérieur, comme l’animal est un végétal supérieur ; il ne sera pas je ne sais quel monstre intellectuel et moral dans l’ample sein de la nature.

Examinons en effet. Ce qui le distingue du reste du monde, c’est qu’il pense, c’est qu’il est sociable, c’est qu’il est moral. Tout cela se trouve à un degré inférieur, avec une moindre délicatesse, mais tout cela se trouve dans la nature. L’animal pense et raisonne ; l’animal est sociable, et il y a des sociétés animales parfaitement organisées ; enfin l’homme est un animal moral… ici nous voici arrivés à la vraie différence entre l’homme et la nature. — Il est très vrai que la nature ne donne à l’homme aucune leçon de moralité. Cependant, si nous écartons la morale qui a un caractère mystique, nous nous apercevrons que la morale humaine peut toute se ramener à l’instinct social, lequel est dans la nature. — Décomposons la morale humaine : Devoirs envers soi-même ne sont qu’égoïsme bien entendu : rien n’est plus naturel. Devoirs envers les autres, altruisme, ne sont que l’instinct social très développé. L’altruisme, c’est l’égoïsme de l’espèce dans une espèce très intelligente. Il n’a rien de métaphysique. Il est ceci : l’homme veut vivre ; il le veut comme personne, et il le veut comme espèce ; et à mesure qu’il comprend mieux qu’il ne vit que socialement, que dans et par l’espèce, il le veut plus énergiquement comme espèce que comme personne. Tous les sentimens donc qui « nous distinguent des animaux, » d’abord ne nous en distinguent pas, si ce n’est d’une différence de degré, et ensuite se ramènent à l’instinct social qui est une chose parfaitement physiologique. La morale est physiologique parce que la morale n’est que la socialité.

Il y en a bien une autre et même quelques autres, que la subtilité des hommes a inventées ; mais examinez-les bien : vous verrez qu’elles sont immorales. Elles sont immorales parce qu’elles sont individuelles. Le stoïcien, contempteur de l’humanité fait le bien par orgueil, et l’orgueil est un sentiment sécessioniste, un sentiment anti-social. Le chrétien, d’abord, en principe, a une morale semblable à la nôtre : « Aimez le prochain comme vous-même. » Et ceci, nous l’acceptons pleinement. Mais, en sa dégradation, cette morale devient immorale. Elle promet des récompenses ; elle est un appel à l’égoïsme, à l’esprit de lucre. Et comment s’est-elle déclassée ainsi ? En devenant de morale sociale morale individuelle, en délaissant le « aimez-vous les uns les autres » pour le « faites votre salut ». Revenons donc à la morale entendue comme simple développement de l’instinct social, tout