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— Tu ne quittes jamais ton amie, n’est-ce pas ? Tu ne la quittes jamais ?

Le chien reconnaissant se roula dans la poussière.

George fit quelques pas. Il éprouvait un grand soulagement à se sentir délivré du bras d’Hippolyte ; car jusqu’alors ce contact lui avait donné un malaise physique indéfinissable. Il imaginait l’action soudaine et violente qu’il devait accomplir, il imaginait l’étreinte mortelle de ses bras autour du corps de cette femme ; et il aurait voulu ne plus la toucher jusqu’à l’instant suprême…

— Allons, marche : nous voici arrivés, dit-il en la précédant vers les oliviers qui blanchissaient sous la lumière des étoiles.

Il fit halte à la limite du plateau et se retourna pour s’assurer qu’elle le suivait. Une fois encore, il jeta aux alentours un regard éperdu, comme pour embrasser l’image de la nuit. Il lui sembla que, sur ce plateau, le silence était devenu plus profond. On n’entendait que les coups rythmiques du brisoir sur l’aire lointaine.

— Marche ! répéta-t-il d’une voix claire, envahi d’une subite énergie.

Et, passant entre les troncs tordus, sentant sous ses pieds la mollesse de l’herbe, il se dirigea vers le bord du précipice.

Ce bord formait une saillie libre de tous côtés, sans aucune barrière. George appuya ses mains sur ses genoux, inclina le buste sur cet appui, avança la tête avec précaution. Il examina sous lui les récifs ; il vit un coin de la plage sablonneuse. Le petit mort étendu sur la grève lui réapparut. Elle lui réapparut aussi, la tache noirâtre qu’avec Hippolyte il avait vue du haut du Pincio sur le pavé, au pied de la muraille ; il réentendit les réponses du charretier à l’homme verdâtre ; confusément, tous les fantômes de cette après-midi si lointaine lui repassèrent sur l’âme.

— Fais attention ! cria Hippolyte en le rejoignant. Fais attention !

Le chien aboyait entre les oliviers.

— M’entends-tu, George ? Retire-toi !

Le promontoire tombait à pic sur les récifs noirâtres et déserts autour desquels l’eau remuait à peine avec un faible clapotis, berçant sur ses lentes ondulations les reflets des étoiles.

— George ! George !

— Ne crains rien ! dit-il d’une voix rauque. Approche ! Viens, viens voir les pêcheurs qui pèchent aux flambeaux entre les rochers…

— Non, non ! J’ai peur du vertige.

— Viens ! Je te tiendrai.

— Non, non !