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Elle mit son bras sous le bras de George.

Ils cheminèrent quelque temps en silence.

La nuit était claire, glorieuse de toutes ses couronnes. La Grande-Ourse brillait sur leurs têtes en son septuple mystère. Muette et pure comme le ciel supérieur, l’Adriatique donnait pour seuls indices d’elle-même sa respiration et son parfum.

— Pourquoi te hâtes-tu ? demanda Hippolyte.

George ralentit le pas. Dominé par une pensée unique, talonné par la nécessité de l’acte, il n’avait plus qu’une conscience confuse de tout le reste. Sa vie interne semblait se désagréger, se décomposer, se dissoudre dans une sourde fermentation qui envahissait jusqu’aux couches les plus profondes de son être et ramenait à la surface des fragmens informes, de nature diverse, aussi peu reconnaissables que s’ils n’eussent point appartenu à la vie du même homme. Toutes ces choses étranges, inextricables, heurtées et violentes, il les percevait vaguement, comme dans un demi-sommeil, tandis qu’un point unique de son cerveau gardait une lucidité extraordinaire, et, par une ligne rigide, le guidait vers l’acte final.

— Comme c’est mélancolique, le bruit de ce brisoir sur l’aire ! dit Hippolyte en s’arrêtant. Toute la nuit ils battent le lin. Cela ne te donne pas de mélancolie ?

Elle s’abandonnait sur le bras de George, lui effleurait la joue de ses cheveux.

— Tu te rappelles, à Albano, les paveurs qui battaient le pavé du matin au soir sous notre fenêtre ?

Sa voix était voilée de tristesse, un peu lasse.

— Il nous arrivait de nous assoupir à ce bruit.

Elle s’interrompit, inquiète.

— Pourquoi te retournes-tu continuellement ?

— Il me semble que j’entends le pas d’un homme nu-pieds, répondit George tout bas. Arrêtons-nous.

Ils s’arrêtèrent, écoutèrent.

George était sous l’empire de la même horreur qui l’avait glacé devant la porte de la chambre funèbre. Tout son être tremblait, fasciné par le mystère ; il croyait avoir franchi déjà les confins d’un monde inconnu.

— C’est Giardino, dit Hippolyte en apercevant le chien qui s’approchait : il nous a suivis.

Et, à plusieurs reprises, elle appela l’ami fidèle, qui accourut avec des gambades. Elle se pencha pour le caresser, lui parla sur le ton spécial qu’elle avait l’habitude de prendre quand elle caressait les animaux qui lui étaient chers.