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il lui semblait que, s’il adressait la parole à l’inconsciente, la voix allait lui manquer.

Il sauta sur ses pieds en entendant au loin le grondement connu. — Trop tard ! — Et le cœur lui battait si fort qu’il crut mourir d’angoisse tandis que le grondement et le sifflement se rapprochaient.

Hippolyte se retourna.

— Le train ! dit-elle. Viens voir.

Il vint ; et elle lui ceignit le cou de son bras nu, en s’appuyant sur son épaule.

— Il entre dans le tunnel, dit-elle encore, avertie par la différence du son.

Aux oreilles de George, le grondement croissait d’une manière épouvantable. Il voyait, comme dans une hallucination, sa maîtresse et lui-même sous la voûte obscure, l’approche rapide des fanaux dans les ténèbres, la courte lutte sur les rails, la chute simultanée, les corps fracassés par l’horrible violence. Et, en même temps, il sentait le contact de la femme souple, caressante, toujours triomphatrice. Et il éprouvait, jointe à l’horreur physique pour cette destruction barbare, une rancune exaspérée contre celle qui semblait échapper à sa haine.

Penchés tous deux sur le parapet, ils regardèrent passer le train assourdissant, rapide et sinistre, qui ébranlait la maison jusqu’aux fondemens et leur communiquait cette secousse à eux-mêmes.

— La nuit, dit Hippolyte en se serrant davantage contre lui, j’ai peur lorsque le train ébranle la maison au passage. Et toi aussi, n’est-ce pas ? Je t’ai souvent senti tressaillir…

Il n’entendait point. Il avait intérieurement un tumulte immense ; c’était l’agitation la plus rude et la plus obscure que son âme eût jamais éprouvée jusqu’à cette minute. Des pensées et des images incohérentes lui tourbillonnaient dans le cerveau, et son cœur se tordait sous mille piqûres cruelles. Mais une image fixe dominait toutes les autres, obscurcissait et chassait peu à peu toutes les autres, envahissait le centre de son âme. Que faisait-il à cette heure, cinq ans auparavant ? Il veillait un cadavre ; il contemplait un visage caché sous un voile noir, une main longue et pâle…

Les mains inquiètes d’Hippolyte le touchaient, s’insinuaient dans ses cheveux, lui chatouillaient la nuque. Sur son cou, sur son oreille, il sentit une bouche humide. D’un mouvement instinctif qu’il ne put réprimer, il s’écarta, se retira. Elle rit de ce rire singulier, ironique et impudique, qui lui brillait et lui résonnait aux dents lorsque son amant lui opposait un refus. Et,