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rose, saupoudrée de pistaches, si parfumée qu’elle donnait à la bouche l’illusion d’une fleur charnue et riche en miel.

— Qui sait où le Don-Juan est à cette heure ? dit George en recevant le bonbon des doigts d’Hippolyte, blancs de sucre.

Et sur son âme passait la nostalgie des îles lointaines, des îles embaumées par la mastica et qui peut-être, à cet instant même, envoyaient sur la brise toutes leurs délices nocturnes pour gonfler la grande voile.

Dans les paroles de George, Hippolyte sentit le regret.

— Tu préférerais donc être à bord, là-bas, avec ton ami, plutôt qu’ici seul avec moi ? dit-elle.

— Ni ici, ni là-bas. Ailleurs ! répliqua-t-il en souriant, sur un ton de badinage.

Et il se souleva pour tendre ses lèvres à sa maîtresse.

— Tu ne bois point, dit-il après le baiser, avec un peu d’altération dans la voix.

Elle vida la coupe sans tarder.

— C’est presque tiède, fit-elle après avoir bu. Tu te rappelles le Champagne frappé de Danieli, à Venise ? Oh ! que j’aime à le voir couler lentement, lentement, en flocons épais !

Lorsqu’elle parlait des choses qui lui plaisaient ou des caresses qu’elle préférait, elle avait dans la voix des morbidesses singulières ; elle avait, pour moduler les syllabes, des flexions de lèvres qui exprimaient une sensualité profonde. Or, en chacune de ces paroles, en chacune de ces flexions, George trouvait un motif de souffrance suraiguë. Cette sensualité, qu’il avait lui-même éveillée en elle, il la croyait parvenue maintenant au point où les désirs, nombreux et tyranniques, ne supportent plus aucun frein et réclament une immédiate satisfaction. Elle lui apparaissait maintenant comme une femme irrésistiblement adonnée au plaisir sous toutes les formes, quelques dégradations qu’il dût lui en coûter. Quand il serait disparu ou quand elle serait lasse de cet amour, elle agréerait l’offre la plus généreuse et la plus certaine. Peut-être même réussirait-elle à faire monter le prix très haut. Où trouver en effet un plus rare instrument de volupté ? Elle possédait à présent toutes les séductions et toutes les sciences ; elle avait cette beauté qui frappe les hommes au passage, et les trouble intérieurement, et réveille dans leurs veines l’implacable convoitise ; elle avait l’élégance féline de la personne, le goût raffiné de la toilette, l’art exquis des couleurs et des modes qui s’harmonisaient avec sa grâce ; elle avait appris à moduler, d’une voix suave et chaude comme le velours de ses yeux, les syllabes lentes qui évoquent les rêves et qui assoupissent les peines ; elle portait au fond de son être un mal secret