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seau. Un jour ma mère sortit, et, par hasard, nous restâmes seules. Quelques minutes après, nous la vîmes avec surprise rentrer tout en larmes, bouleversée, défaite. Elle me prit entre ses bras et me couvrit de baisers furieux, en sanglotant comme une folle. Dans la rue, elle avait eu le pressentiment que j’étais tombée par cette fenêtre !

George revit en mémoire ce visage de vieille hystérique où apparaissaient exagérés tous les défauts du visage de la fille : le développement de la mâchoire inférieure, la longueur du menton, la largeur des narines. Il revit ce front de Furie sur lequel se redressaient des cheveux gris, secs, épais ; ces sombres yeux enfoncés sous l’arcade sourcilière, qui révélaient une ardeur fanatique de bigote et une avarice opiniâtre de petite bourgeoise transtévérine.

— Tu vois cette cicatrice que j’ai sous le menton ? poursuivait Hippolyte. Elle me vient aussi de ma mère. Nous allions à l’école, ma sœur et moi, et nous avions pour l’école des robes très jolies, que nous devions ôter au retour. Un soir, en rentrant, je trouvai sur la table une chaufferette que je pris pour réchauffer mes mains glacées. Ma mère me dit : « Va te déshabiller ! » Je répondis : « J’y vais », et je continuai à me chauffer. Elle répéta : « Va te déshabiller ! » Je répétai : « J’y vais. » Elle avait entre les mains une grosse brosse et brossait un vêtement. Je m’attardais au milieu de la chambre avec la chaufferette. Ma mère répéta pour la troisième fois : « Va te déshabiller ! » Et je répétai : « J’y vais. » Furieuse, elle me lança la brosse, qui atteignit et brisa la chaufferette. Un éclat du manche me frappa ici, sous le menton, et me coupa une veine. Le sang coulait. Vite ma tante accourut à mon secours ; mais ma mère ne bougea ni ne me regarda. Le sang coulait. Par bonheur, on trouva immédiatement un chirurgien qui fit la ligature de la veine. Ma mère s’obstinait à garder le silence. Lorsque mon père revint et me vit avec un bandage, il me demanda ce que j’avais. Ma mère, sans une parole, me fixa. Je répondis : « Je suis tombée dans l’escalier. » Ma mère se tut. Par la suite, j’ai beaucoup souffert de cette perte de sang… Mais Adrienne, comme on l’a battue ! Surtout à cause de Jules, mon beau-frère. Je n’oublierai jamais une scène terrible…

Elle s’interrompit. Peut-être venait-elle de surprendre sur la figure de George quelque signe équivoque.

— Je t’ennuie, n’est-ce pas, avec tout ce bavardage ?

— Non, non. Continue, je t’en prie. Ne vois-tu pas que je t’écoute ?

— Nous habitions alors à Ripetta, dans la maison d’une famille Angelini, avec qui nous nous liâmes d’intime amitié. Louis Sergi,