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une seule fleurette, regardé de l’autre comme un stupide qui ne sait pas vivre, et de voir à la fin apporté à ce stupide des dons pour lesquels l’autre ferait un voyage à Rome… » — Ailleurs, c’est le récit de l’aventure de son ami Jérusalem, destiné à donner le change sur la véritable origine de Werther : interprétation trompeuse, que démentent ces lamentables lettres adressées à Kestner après la publication du livre, gauches excuses d’un homme qui vient de commettre une double indélicatesse, contre lui-même et contre des amis. Ou bien encore, pendant que l’Allemagne entière s’apitoie sur l’état de cœur de l’auteur du livre à la mode, c’est une coquetterie en partie double, une correspondance simultanée avec Lili Schonemann et Augusta de Stolberg-Stolberg, où l’on se plaint de ses malheurs d’amour et réclame réconfort ou compassion en des termes qui se ressemblent ; en sorte que celui de ses romans dont Gœthe, plus tard, devait conserver le meilleur souvenir, apparaît comme entaché de comédie et souillé de littérature. Car ici nous touchons du doigt un des sens, le plus vrai, de ce titre plein de mystère : Vérité et Poésie, un de ceux que l’auteur ne nous dévoile pas. Ce n’est pas seulement la « vie », comme il l’affirme à chaque reprise, qui, en lui, s’est changée en « poésie », en sorte que la rencontre d’Annette nous valut le Caprice de l’amant, celle de Charlotte, Werther, etc. ; c’est souvent, hélas ! la « poésie » qui, à son tour, a exercé sur la « vie » une fâcheuse action ; fâcheuse, disons-nous, parce qu’ici le mot poésie n’a plus le sens élevé, noble, réparateur, qu’on s’efforce de lui donner : il signifie simplement fiction artificielle, parti pris romanesque, convention littéraire. De bonne heure, Goethe a perdu la spontanéité d’impression qui, plus que le talent, importe à l’homme ; il est pénible de voir la peine qu’il prend pour cacher à ses admirateurs cette espèce de dépression, l’effort où il se morfond pour égarer le jugement des autres — et peut-être le sien propre — sur sa véritable sensibilité.

Ce fut là, dirait-on, sa préoccupation dominante ; elle nous paraît tout à fait légitime. Les hommes, en effet, quelle que soit leur valeur intellectuelle, attachent toujours une importance considérable à leur cœur, qu’ils veulent absolument avoir à la bonne place. S’ils ont péché contre lui, ils tiennent à justifier ou à excuser leurs fautes. Peut-être sentent-ils que là est leur point faible : dans ces délicates choses, que ne règlent ni les codes, ni peut-être même les mœurs, qui donc n’a jamais erré ! Ils savent aussi qu’ils seront jugés par-là, car si l’on pardonne, en raison de l’humaine faiblesse, des actes délictueux ou coupables, on tient à être rassuré sur les sentimens qui les ont provoqués.