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toujours unis, sans fin, sans réveil, sans peur, sans nom dans le sein de l’amour. » Les paroles s’entendaient distinctes sur le pianissimo de l’orchestre. Une nouvelle extase ravissait les deux amans et les emportait jusqu’au seuil du merveilleux empire nocturne. Déjà ils goûtaient d’avance la béatitude de la dissolution, déjà ils se sentaient délivrés du poids de la personne, déjà ils sentaient leur substance se sublimer et flotter, diffuse dans une joie sans fin. « Sans fin, sans réveil, sans peur, sans nom… »

« Prenez garde ! prenez garde ! Voici que la nuit cède au jour, avertissait d’en haut Brangaine invisible. Prenez garde ! » Et le frisson de la gelée matinale traversait le parc, réveillait les fleurs. La froide lumière de l’aube montait lentement et recouvrait les étoiles qui palpitaient plus fort. « Prenez garde ! » Vain avertissement de la vigie fidèle. Eux n’écoutaient pas : ils ne voulaient pas, ne pouvaient pas s’éveiller. Sous la menace du jour, ils se plongeaient toujours plus avant dans cette ombre où ne pouvait parvenir aucune lueur de crépuscule. « Qu’éternellement la nuit nous enveloppe ! » Et un tourbillon d’harmonies les enveloppait, les étreignait dans ses spirales véhémentes, les transportait sur la plage écartée qu’invoquait leur désir, là où nulle angoisse n’opprimait l’élan de l’âme aimante, par delà toute langueur, par delà toute douleur, par delà toute solitude, dans la sérénité infinie de leur rêve suprême.

« Sauve-toi, Tristan ! » C’était le cri de Kourwenal après le cri de Brangaine. C’était l’assaut imprévu et brutal qui interrompait l’embrassement extatique. Et, tandis que le thème d’amour persistait dans l’orchestre, le motif de la chasse éclatait avec un fracas métallique. Le roi et les courtisans paraissaient. Tristan cachait sous son ample manteau Yseult étendue sur le lit de fleurs ; il la dérobait aux regards et à la lumière, affirmant par ce geste sa domination, signifiant son droit non douteux. « Le triste jour, pour la dernière fois ! » Pour la dernière fois, dans l’attitude calme et résolue d’un héros, il acceptait la lutte avec les forces étrangères ; sûr désormais que rien ne pouvait modifier ou suspendre le cours de son destin. Tandis que la souveraine douleur du roi Marc s’exhalait en une mélopée lente et profonde, il se taisait, inébranlable dans sa pensée secrète. Et finalement il répondait aux questions du roi : « Ce mystère, je ne puis te le révéler. Jamais tu ne pourras connaître ce que tu demandes. » Le motif du philtre condensait sur cette réponse l’obscurité du mystère, la gravité de l’événement irréparable. « Veux-tu suivre Tristan, ô Yseult ? demandait-il à la reine, simplement, en présence de tous. Sur la terre où je veux aller, le soleil ne resplendit pas. C’est la terre des ténèbres, c’est le pays nocturne d’où m’envoya ma mère