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bienfaisante, au divin mystère où se dévoilaient les merveilles des visions intérieures, où s’entendaient les voix lointaines des mondes, où d’idéales corolles fleurissaient sur des tiges inflexibles, « Dès que le soleil s’est caché dans notre poitrine, les étoiles du bonheur répandent leur lumière riante. »

Et, dans l’orchestre, parlaient toutes les éloquences, chantaient toutes les joies, pleuraient toutes les douleurs que la voix humaine a jamais exprimées. Les mélodies émergeaient des profondeurs symphoniques, se développaient, s’interrompaient, se superposaient, se mélangeaient, se fondaient, se dissolvaient, disparaissaient pour réapparaître. Une anxiété de plus en plus inquiète et déchirante passait par tous les instrumens et exprimait un continuel effort toujours vain pour atteindre l’inaccessible. Dans l’impétuosité des progressions chromatiques, il y avait la folle poursuite d’un bien qui se dérobait à toute prise, quoiqu’il resplendît très proche. Dans les changemens de ton, de rythme et de mesure, dans la succession des syncopes, il y avait une recherche sans trêve, il y avait une convoitise sans limites, il y avait le long supplice du désir toujours déçu et jamais éteint. Un motif, symbole de l’éternel désir éternellement exaspéré par la possession décevante, revenait à chaque instant avec une persistance cruelle ; il s’élargissait, il dominait, tantôt illuminant les crêtes des flots harmoniques, tantôt les obscurcissant d’une ombre tragique.

L’effrayante vertu du philtre opérait sur l’âme et sur la chair des deux amans déjà consacrés à la mort. Rien ne pouvait éteindre ou adoucir cette ardeur fatale, rien, hormis la mort. Ils avaient tenté vainement toutes les caresses ; ils avaient recueilli vainement toutes leurs forces pour s’unir dans un embrassement suprême, pour se posséder enfin, pour devenir un seul et même être. Leurs soupirs de volupté se transformaient en sanglots d’angoisse. Un obstacle infrangible s’interposait entre eux, les séparait, les rendait étrangers et solitaires. Leur substance corporelle, leur personnalité vivante, tel était l’obstacle. Et une haine secrète naissait chez l’un et l’autre : un besoin de se détruire, de s’anéantir ; un besoin de faire mourir et un besoin de mourir. Dans la caresse même, ils reconnaissaient l’impossibilité de franchir la limite matérielle de leurs sens humains. Les lèvres rencontraient les lèvres et s’arrêtaient. « Qu’est-ce qui succomberait à la mort, disait Tristan, sinon ce qui nous sépare, sinon ce qui empêche Tristan d’aimer Yseult pour toujours, de vivre éternellement pour elle seule ? » Et ils entraient déjà dans l’ombre infinie. Le monde des apparences disparaissait. « Ainsi, disait Tristan, ainsi nous mourûmes, ne voulant vivre que pour l’amour, inséparables,