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À partir de ce moment recommençait l’orageuse ascension. Il semblait que le golfe Mystique s’enflammât de nouveau comme une fournaise et dardât plus haut, toujours plus haut, ses flammes sonores. « Réconfort unique pour un deuil éternel, salutaire breuvage d’oubli, je te bois sans peur ! » Et Tristan approchait la coupe de ses lèvres. « À moi la moitié ! Je la bois pour toi ! » criait Yseult en lui arrachant la coupe des mains. Vide, la coupe d’or tombait. — Avaient-ils bu tous deux la mort ? Devaient-ils mourir ? — Instant de surhumaine angoisse. Le philtre de mort n’était qu’un poison d’amour, qui les pénétrait d’un feu immortel. Etonnés d’abord, immobiles, ils se regardaient, ils cherchaient dans les yeux l’un de l’autre l’indice de la mort à laquelle désormais ils se croyaient voués. Mais une vie nouvelle, incomparablement plus intense que celle qu’ils avaient vécue, agitait toutes leurs fibres, palpitait à leurs tempes et à leurs poignets, gonflait leurs cœurs d’un flot immense. — « Tristan ! » — « Yseult ! » — Ils s’appelaient ; ils étaient seuls ; autour d’eux rien ne subsistait ; les apparences s’étaient effacées ; le passé était aboli ; l’avenir était une nuit noire que ne pouvaient pas rompre les éclairs mêmes de la récente ivresse. Ils vivaient ; ils s’appelaient d’une vivante voix ; ils tendaient l’un vers l’autre par une fatalité que désormais ne pourrait arrêter aucune force. — « Tristan ! » — « Yseult ! »

Et la mélodie de la passion se déployait, s’élargissait, s’exaltait, palpitait et sanglotait, criait et chantait, sur la sombre tempête des harmonies toujours plus agitées. Douloureuse et joyeuse, elle prenait un irrésistible essor vers les cimes des extases inconnues, vers les cimes de la volupté suprême. « Délivré du monde, je te possède enfin, ô toi qui seule remplis mon âme, suprême volupté d’amour ! »

« Salut ! salut à Marc ! salut ! criait l’équipage parmi les éclats des trompettes, en saluant le roi qui s’éloignait du rivage pour aller au-devant de sa blonde épouse. Salut à Cornouailles ! »

C’était le tumulte de la vie commune, c’était la clameur de la joie profane, c’était la splendeur éblouissante du jour. L’Élu, le Perdu, en levant un regard où flottait le sombre nuage du rêve, demandait : « Qui s’approche ? » — Le Roi. — Quel Roi ? » Yseult, pâle et convulsée sous le manteau royal, demandait : « Où suis-je ? Vis-je encore ? Dois-je vivre encore ? » Doux et terrible, le motif du philtre montait, les enveloppait, les enserrait dans sa spirale ardente. Les trompettes sonnaient : « Salut à Marc ! Salut à Cornouailles ! Gloire au Roi ! »

Mais, dans le second prélude, tous les sanglots d’une joie trop forte, tous les halètemens du désir exaspéré, tous les sursauts