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trame de ses souvenirs les plus beaux et qui, avec une douceur étonnée et mélancolique, les voyait peu à peu pâlir. Un Impromptu de Frédéric Chopin disait, comme dans un rêve : « J’entends, la nuit, lorsque tu dors sur mon cœur, j’entends dans le silence de la nuit une goutte qui tombe, qui lentement tombe, qui toujours tombe, si proche, si lointaine ! J’entends, la nuit, la goutte qui de mon cœur tombe, le sang qui goutte à goutte démon cœur tombe, lorsque tu dors, lorsque tu dors, moi, seul. » De hautes courtines de pourpre, sombres comme la passion sans merci, autour d’un lit profond comme un sépulcre, voilà ce qu’évoquait l’Érotique d’Edouard Grieg ; et aussi une promesse de mort dans une volupté silencieuse, et un royaume sans bornes, riche de tous les biens de la terre, attendant en vain son roi disparu, son roi mourant dans la pourpre nuptiale et funéraire. Mais c’était surtout dans le prélude de Tristan et Yseult que l’élan de l’amour vers la mort se déchaînait avec une véhémence inouïe, que l’insatiable désir s’exaltait jusqu’à l’ivresse de la destruction. « Pour boire là-bas en ton honneur la coupe de l’éternel amour, je voulais, avec moi, sur le même autel, te consacrer à la mort. »

Et cette immense trombe d’harmonie les enveloppa tous deux irrésistiblement, les enserra, les emporta, les ravit dans « le merveilleux empire. »

Ce n’était pas sur le chétif instrument, incapable de rendre le moindre écho de cette plénitude torrentielle, c’était dans l’éloquence, dans l’enthousiasme de l’exégète qu’Hippolyte saisissait toute la grandeur de cette Révélation tragique. Et, de même que la parole de l’amant avait un jour évoqué la ville guelfe déserte, la ville des couvens et des monastères, de même faisait-elle aujourd’hui apparaître à son imagination la vieille ville grise de Bayreuth, solitaire, en face des montagnes bavaroises, dans un paysage mystique où était répandue la même âme qu’Albrecht Dürer emprisonna sous le réseau des lignes au fond de ses estampes et de ses toiles.

George n’avait oublié aucun épisode de son premier pèlerinage religieux vers le théâtre idéal ; il pouvait revivre tous les instans de son émotion extraordinaire, à l’heure où il avait découvert sur la douce colline, à l’extrémité de la grande avenue ombreuse, l’édifice consacré à la fête suprême de l’Art ; il pouvait reconstituer la solennité du vaste amphithéâtre ceint de colonnes et d’arcades, le mystère du golfe Mystique. — Dans l’ombre et dans le silence de l’espace recueilli, dans l’ombre et dans le silence extatique de toutes les âmes, un soupir montait de l’orchestre invisible,