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chargé de coussins, les longues chaises d’osier, le hamac, les nattes, les tapis, tous les objets favorables à la vie horizontale et au rêve. Il arriva aussi de Rome une caisse de partitions.

Et alors, pendant plusieurs jours, ce fut une nouvelle ivresse. Envahis tous deux d’une surexcitation presque folle, ils renoncèrent à toutes leurs habitudes, ils oublièrent tout, ils s’abîmèrent entièrement dans ce plaisir.

Ils ne souffraient plus de l’étouffement des lentes après-midi ; ils n’éprouvaient plus les lourdes somnolences irrésistibles ; ils pouvaient prolonger les veilles presque jusqu’à l’aube ; ils pouvaient prolonger le jeûne sans en souffrir, sans s’en apercevoir, comme si leur vie corporelle se fût affinée, comme si leur substance se fût sublimée, se fût dépouillée de tous les besoins vulgaires. Ils croyaient sentir leur passion croître chimériquement au delà de toute limite, la palpitation de leur cœur atteindre une prodigieuse puissance. Parfois ils croyaient retrouver cette minute d’oubli suprême, cette minute unique qui avait passé sur eux au premier crépuscule ; parfois ils croyaient retrouver la sensation indéfinissable et confuse que leur être se dispersait dans l’espace avec la légèreté d’une vapeur. Parfois il semblait à tous deux que le point où ils respiraient était indéfiniment loin des lieux connus, très reculé, très isolé, inaccessible, presque hors du monde.

Une vertu mystérieuse les rapprochait, les rejoignait, les mêlait, les fondait l’un dans l’autre, les rendait semblables par la chair et par l’esprit, les unissait en un seul être. Une vertu mystérieuse les séparait, les disjoignait, les repoussait dans leur solitude, creusait entre eux un abîme, mettait au fond de leur être un désir désespéré et mortel.

Dans ces alternatives, ils trouvaient tous deux jouissance et souffrance. Ils remontaient à la première extase de leur amour et redescendaient jusqu’à l’extrême et vain effort pour se posséder ; et ils remontaient encore, ils remontaient au principe de la grande illusion, respiraient l’ombre mystique où pour la première fois leurs âmes tremblantes avaient échangé une même parole muette ; et ils redescendaient encore, ils redescendaient vers le supplice de l’attente déçue, entraient dans une atmosphère de brumes épaisses et suffocantes, pareilles à un tourbillon d’étincelles et de cendres chaudes.

Chacun de ces musiciens mages qu’ils aimaient tissait autour de leur sensibilité aiguisée un sortilège différent. Une Page de Robert Schumann évoquait le fantôme d’un très ancien amour qui avait étendu sur lui-même en guise d’artificiel firmament la