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presque tangible. Et il avait toujours dans les oreilles la cadence de la monodie chantée par la mère. — La mère continuait-elle encore sa lamentation à l’ombre de la roche ? Était-elle restée seule en face de la mer et de la mort ? — Il revit en son âme une autre malheureuse. Il revécut l’heure de la lointaine matinée de mai dans la maison lointaine, lorsqu’il avait senti tout à coup la vie maternelle se rapprocher de sa propre vie avec une sorte d’adhérence, lorsqu’il avait senti les correspondances mystérieuses du sang, et la tristesse de la destinée suspendue sur la tête de l’un et de l’autre. — La reverrait-il jamais de ses yeux mortels ? Reverrait-il jamais ce faible sourire qui, sans remuer aucune ligne du visage, paraissait étendre un léger voile d’espérance, trop fugitif, hélas ! sur les empreintes indélébiles de la douleur ? Lui serait-il donné de baiser encore cette main longue et maigre, dont la caresse ne ressemblait à aucune autre caresse ? — Et il revécut l’heure lointaine des larmes, lorsque, à la fenêtre, il avait reçu de la lueur d’un sourire la terrible révélation ; lorsqu’il avait enfin réentendu la voix chère, la voix unique et inoubliable, la voix de réconfort, de conseil, de pardon, de bonté infinie ; lorsqu’il avait enfin reconnu la tendre créature de jadis, l’adorée. Et il revécut l’heure de l’adieu, de l’adieu sans larmes et pourtant si cruel, alors qu’il avait menti par pudeur en lisant dans les yeux las de sa mère déçue la question trop triste : « Pour qui m’abandonnes-tu ? » Et toutes les tristesses passées lui remontèrent à l’esprit, avec toutes les douloureuses images : cette figure émaciée, ces paupières gonflées, rougies et brûlantes, le sourire doux et déchirant de Christine, l’enfant maladif dont la grosse tête restait toujours penchée sur une poitrine presque sans vie, le masque cadavérique de la pauvre idiote gourmande… Et les yeux las de sa mère répétaient : « Pour qui m’abandonnes-tu ? »

Il se sentait pénétré comme par une onde molle ; il s’alanguissait, se dissolvait ; il éprouvait un besoin vague de plier le front, de se cacher la face dans un sein, d’être caressé chastement, de savourer lentement son amertume secrète, de s’assoupir, de périr peu à peu. C’était comme si toutes les efféminations de son âme se fussent épanouies ensemble et eussent flotté.

Un homme passa dans le sentier, portant sur sa tête un petit cercueil de sapin blanc.

Assez tard dans l’après-midi, la justice arriva sur la plage. Le petit mort, enlevé de dessus les pierres, fut emporté sur la hauteur, disparut. Des cris perçans parvinrent jusqu’à l’Ermitage. Ensuite, tout s’apaisa. Le silence montant de la mer calme reprit possession des alentours.