Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 130.djvu/499

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

sans douleur, regardant de temps à autre autour de lui avec un visage devenu tout à coup indifférent. Un autre frère, l’aîné, se tenait assis près de là dans l’ombre d’une roche, et il simulait le deuil en se cachant le visage dans ses mains. Pour consoler la mère, les femmes se penchaient autour d’elle avec des gestes de pitié et accompagnaient la monodie de quelques gémissemens.

Elle chantait :

— Pourquoi t’ai-je éloigné de ma maison ? Pourquoi t’ai-je envoyé à la mort ? J’ai tout fait pour nourrir mes enfans, tout, excepté de vendre mon corps… Et c’est pour un morceau de pain que je t’ai perdu ! Voilà, voilà comment tu devais finir ! On t’a noyé, mon fils !

Alors la femme au nez rapace, dans un élan de colère, releva ses jupes, entra dans l’eau jusqu’aux genoux et cria :

— Regarde ! Il s’est avancé jusqu’ici. Regarde ! L’eau est comme de l’huile. C’est un signe qu’il devait mourir de cette façon.

Elle regagna la rive en deux enjambées.

— Regarde, regarde ! répéta-t-elle en indiquant sur la grève les vestiges profonds de l’homme qui avait retiré le corps.

La mère regardait avec stupeur ; mais on aurait dit qu’elle ne voyait pas, ne comprenait pas. Après les explosions désespérées de la douleur, il survenait en elle des pauses courtes et comme des obscurcissemens de conscience. Elle se taisait ; elle se touchait un pied ou une jambe, d’un geste machinal ; elle essuyait ses larmes avec son tablier noir ; elle paraissait s’apaiser. Puis, soudain, une explosion nouvelle la secouait toute, l’abattait sur le cadavre.

— Et je ne puis pas t’emporter ! Je ne puis pas t’emporter dans mes bras à l’église ! Mon fils ! mon fils !

Elle le palpait de la tête aux pieds, avec une lente caresse. Son angoisse sauvage se faisait douce, s’attendrissait infiniment. Sa main brûlée et calleuse d’ouvrière devenait infiniment câline lorsqu’elle touchait les yeux, la bouche, le front de son fils.

— Comme tu es beau ! Comme tu es beau !

Elle lui toucha la lèvre inférieure, déjà violacée ; et cette pression légère fit couler de la bouche une écume blanchâtre. Elle lui ôta d’entre les cils un fétu, doucement, doucement, comme si elle eût craint de lui faire mal.

— Comme tu es beau, amour de ta mère !

Ils étaient longs, très longs et très blonds, les cils de l’enfant. Sur les tempes, sur les joues, un duvet léger mettait un reflet d’or.