Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 130.djvu/49

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Lis plutôt ce Boileau, son Lutrin. Le Boileau entier, c’est un homme qui peut former notre goût, ce qu’on ne pourra jamais attendre d’un Tasse.

Et une autre fois :

Du Tasse : Jamais on n’a voulu lui ôter ses mérites ; c’est un génie supérieur, mais qui, en voulant joindre aux héros d’Homère les sorciers et la diablerie d’Amadis, a produit un poème très gothique, qu’on ne devrait lire sans beaucoup d’attention, de discernement, pour ne pas acquérir un mauvais goût en admirant jusqu’à ses fautes…

Il cite à l’appui un fragment de l’Art poétique, et conclut :

Pardonne, ma sœur, que je sois tant porté pour Boileau : c’est à lui que je dois mon peu de savoir que j’ai de la poésie française, et cet homme pourrait te servir, de même, de guide fidèle pour toute la lecture poétique française.

Là-dessus, il loue Télémaque, qu’il proclame « incomparable, mais trop grand pour être déchiré par des écoliers. » En même temps, il utilisait son « peu de savoir de la poésie française » pour écrire des vers dans ce goût-ci :

La mort, en sortant du Tartare,
Voulant que l’Univers sentît
La pesanteur de son courroux barbare,
Se mit,
À dépeupler du fléau de la guerre
La terre,
Et vit
Avec plaisir sur les champs inondés
De sang, et dans ce sang baignés
Les malheureux, etc.[1]

Or, c’est à peine si l’on trouve quelques traces légères de tout cela dans les nombreuses pages des Mémoires consacrées an séjour à Leipzig. En revanche, on y remarque une longue et savante dissertation sur l’état des lettres allemandes à ce moment-là : dissertation que le jeune étudiant francfortois eût été bien embarrassé, je crois, de concevoir alors ; jugement mûri et raisonné, qu’il ne formula certainement que beaucoup plus tard, quand les œuvres dont il parle eurent pris, en reculant dans le passé, leur véritable importance et leur véritable signification.

Sans quitter cette époque, sur laquelle les renseignemens abondent, on ne peut s’empêcher d’observer encore avec quel art le vieux Gœthe dissimule ou embellit les faiblesses de ses jeunes années. Il nous trace de lui-même une charmante image : il se peint sous les traits d’un étudiant de province, à la fois naïf et

  1. Gœthe-Jahrbuch, t. II.