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Vérité et Poésie ; transposition fâcheuse, qui cependant ne suffit pas à nous voiler l’intention de l’auteur. Il a voulu, croyons-nous, d’une part, nous avertir qu’il se réservait d’embellir à l’occasion, de poétiser ses souvenirs, et, d’autre part, que s’il entreprenait de raconter sa vie, c’était surtout pour en marquer les relations avec son œuvre poétique Mais ce titre, qui lui laisse une si belle marge, l’engage en même temps : il perd le droit de sacrifier la vérité autrement qu’au profit de la poésie ; il renonce ou promet de renoncer aux petits subterfuges que pourraient parfois lui dicter des sentimens extérieurs, tels que la vanité, l’ambition, la jalousie littéraire ; il nous doit, il se doit de ne parler de soi qu’en poète, l’esprit pur et libre, l’imagination désintéressée et candide, le cœur sincère. Hélas ! et nous voyons bientôt qu’il est un homme, soumis à toutes les faiblesses des hommes : son « olympisme » n’ennoblit pas sa nature, et ne fait illusion qu’à lui-même sur la part de divin qui est en lui.

Les savantes annotations de M. G. von Lœper[1] permettent de rétablir pas à pas la vérité, sous le voile de poésie brodé avec un art infini. Et l’on est étonné du sens constant des transpositions. Quelques exemples nous le feront comprendre.

Parmi ces transpositions, il en est une qui paraîtra trop naturelle pour qu’on songe à la reprocher à Gœthe, mais qu’il faut bien signaler : Gœthe parle de ses idées de jeune homme avec son cerveau de sexagénaire, et nous renseigne sur ses expériences comme si, au moment où chacune s’accomplissait, il les avait déjà faites toutes. C’est ainsi qu’en racontant ses années d’étude à Strasbourg il fait le procès de la culture française en des pages, d’ailleurs profondes et réfléchies, qui dépassent de beaucoup l’intelligence qu’il avait alors. Et il oublie qu’il était tout imprégné de cette culture ; qu’il l’est demeuré d’un bout à l’autre de sa vie ; que, classique résolu pendant ses premières années d’études, il est redevenu classique après la crise romantique que Herder avait provoquée. Rien de plus « français », en effet, que les idées littéraires du jeune Gœthe. Il les affirme avec une amusante certitude dans les lettres qu’il écrit de Leipzig à sa sœur Cornélie. La jeune fille, vive, imaginative, romanesque, admire la Jérusalem délivrée. Son frère s’empresse à la mettre en garde contre un goût aussi dangereux :

Je ne veux pas juger le Tasse et ses mérites, écrit-il (en français) ; Boileau, ce critique achevé, dit de sa poésie :

Le clinquant du Tasse…
  1. Gœthe’s Werke, éd. Humpel, t. XX à XXIV.