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On comprend la mauvaise humeur de tous ceux qui au XVIIe siècle représentent le bon goût et défendent la tradition. Ils ont beau faire leurs réserves et mettre hors de cause Lully dont ils ne contestent pas le génie ; ils déplorent le succès de l’opéra. Le genre, tel qu’ils le voient réalisé, leur paraît exécrable. Ils en dénoncent presque tous l’absurdité et se plaignent de l’insurmontable ennui qu’il leur cause. Boileau en flétrit la morale. La Fontaine en raille les prestiges imparfaits :


Souvent au plus beau char le contrepoids résiste ;
Un dieu pend à la corde et crie au machiniste ;
Un reste de forêt demeure dans la mer,
Ou la moitié du ciel au milieu de l’enfer.


Si d’ailleurs il goûte séparément les trois genres de la comédie, du ballet, du concert, il lui semble qu’ils ne peuvent en s’unissant que se nuire. Tel est aussi l’avis de Saint-Evremond dans sa curieuse Lettre sur les opéras : « Si vous voulez savoir ce que c’est qu’un opéra, je vous dirai que c’est un travail bizarre de poésie et de musique, où le poète et le musicien, également gênés l’un par l’autre, se donnent bien de la peine à faire un méchant ouvrage. » Il conclut sans ambages : « Une sottise chargée de musique, de danse, de machines, de décorations, est une sottise magnifique, mais c’est toujours une sottise. » Parmi les grands écrivains, La Bruyère est le seul qui incline à l’indulgence. Sans doute, comme les autres, il s’ennuie à l’opéra ; mais ce n’est pas que le genre soit par lui-même condamnable, c’est que l’exécution y est encore très insuffisante. « On voit bien que l’opéra est l’ébauche d’un grand spectacle : il en donne l’idée. » Cette idée est tout près de lui agréer. La Bruyère va jusqu’à se déclarer franchement, sinon en faveur de l’opéra, du moins contre ses adversaires : « C’est prendre le change et cultiver un mauvais goût que de dire comme l’on fait que la machine n’est qu’un amusement d’enfans et qui ne convient qu’aux marionnettes ; elle augmente et embellit la fiction, soutient dans les spectateurs cette douce illusion qui est tout le plaisir du théâtre, où elle jette encore le merveilleux… Le propre de ce spectacle est de tenir les esprits, les yeux et les oreilles dans un égal enchantement. » Je devine bien chez le moraliste soucieux d’originalité le désir de se singulariser et de porter le poids de son opinion du côté où on ne s’attendait pas à la trouver. Mais surtout La Bruyère écrit dans les dernières années du siècle. En plus d’un endroit sa critique est en avance sur celle de son temps. C’est déjà un goût nouveau qui s’annonce.

« Ce qui me fâche le plus de l’entêtement où l’on est pour l’opéra, c’est qu’il va ruiner la tragédie qui est la plus belle chose que nous ayons, la plus propre à élever l’âme et la plus capable de former