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avons tâché d’y mettre : qu’on réfléchisse cependant à la part d’inconscience qu’il y a dans la formation, ainsi définie, de tout individu, et à la part d’artifice qu’il faut pour en faire l’analyse, et l’on reconnaîtra, je crois, qu’il corrobore notre interprétation. Deux exemples achèveront de la justifier.

C’est à coup sûr dans l’ordre sentimental que ce « dédoublement » et cet« olympisme » que nous avons constatés sont le plus frappans. Là, Goethe est plus particulièrement à son aise. Il ne manque point d’égards pour ses anciennes amies : nous avons vu déjà qu’il sut attendre la mort de Lili pour publier les derniers livres qui la concernaient ; quand il parle d’elles, il évite autant que possible de les compromettre, dans le sens grossier du mol, et les récits de ses bonnes fortunes sont nettoyés de toute vantardise masculine. Ils n’en sont pas moins d’un ton détaché qui déplaît, car il trahit à la fois la congénitale indifférence de l’amant et la supériorité presque dédaigneuse du narrateur. Ainsi, l’on sait qu’en quittant Wetzlar, c’est-à-dire Charlotte, Gœthe se rendit à Coblentz, où il trouva un excellent accueil auprès d’une femme d’esprit, Mme de La Roche. Le cœur encore endolori de sa récente mésaventure, il trouva en la fille aînée de son hôtesse une aimable consolatrice. Si l’on songe au style des lettres qu’à ce moment-là il adressait encore à Charlotte, si l’on se rappelle qu’il traversait alors la crise de sentimentalité qu’il a plus tard plaisantée, on a peine à se figurer que, dans ce commencement d’idylle, il n’y eût pas quelques sentimens extrêmes, du moins en apparence, violens ou pénibles : d’autant plus que Maximilienne était d’âme ardente et douloureuse. Cependant, il résume l’épisode en ces termes :


… C’est un sentiment très agréable que celui d’une passion nouvelle, qui s’éveille en nous avant que l’ancienne soit tout à fait assoupie. C’est ainsi qu’on aime à voir, quand le soleil se couche, la lune se lever au point opposé, et qu’on jouit du double éclat de ces flambeaux célestes. Alors les plaisirs ne manquèrent ni au logis ni au dehors : on parcourut la contrée ; sur la rive droite, on monta à Ehrenbreitstein, sur la gauche, à la Chartreuse ; la ville, le pont de la Moselle, le trajet du Rhin, tout procura les divertissemens les plus variés. Le château neuf n’était pas encore bâti : on nous conduisit à la place où il devait s’élever ; on nous en fit voir le plan.


Notez qu’à ce moment-là il sortait à peine de vivre le roman mélancolique qu’il méditait déjà d’écrire, et vous reconnaîtrez que la hauteur où il s’est placé l’empêche de reconstituer ses souvenirs avec l’exactitude qu’on est en droit de leur demander, puisqu’il nous avait promis une part au moins de vérité.

Vous allez, je crois, le reconnaître mieux encore.