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On dirait qu’il s’est dédoublé, de manière à se séparer des autres hommes et de soi-même. Il est monté sur son monument, sur cette pyramide de poésie, d’esthétique, de littérature et de philosophie qu’ont construite ses soixante années de laborieuse activité, dont ses œuvres sont les pierres et sa vie le ciment, qui est à la fois une et disparate, et qui en impose par son énormité. Au sommet, il est très haut ; et, tranquille, il regarde passer la foule des êtres, parmi lesquels il en est un — lui-même — qui est plus grand, qui les domine, et qu’il suit d’un œil complaisant. Complaisant et créateur, car il ne se contentera pas de le décrire, il le façonnera de manière à lui donner un sens, il en fera une sorte de symbole. Son « moi », vu de là-haut, perdra ses caractères individuels pour devenir un être à la fois irréel et général, un « moi » qui, à tout âge, aurait réalisé les conceptions d’un sexagénaire mûri par le travail, le plaisir, la gloire, l’expérience et l’administration. Il a si bien le sentiment de cette métamorphose, que souvent il parle de cet être à la troisième personne, l’appelant « l’enfant » ou « le jeune homme », tant il s’en est différencié ; puis il revient au « je », tant c’est encore lui-même ! Du reste, dès le début, il a pris soin de nous informer de ses intentions : « En effet, dit-il au seuil de son ouvrage, comme je m’efforçais d’exposer avec ordre les impulsions intérieures, les influences extérieures, les degrés que j’avais franchis dans la théorie et la pratique, je fus poussé, hors du cercle étroit de ma vie privée, dans le vaste monde ; les figures de cent personnages marquans, qui avaient exercé sur moi une action plus ou moins prochaine ou éloignée, se présentèrent devant mes yeux ; enfin, les immenses mouvemens de la vie générale, qui ont eu sur moi, comme sur tous mes contemporains, la plus grande influence, appelaient mon attention d’une manière particulière ; car la tâche principale de la biographie est, semble-t-il, de décrire et de montrer l’homme dans ses relations avec l’époque, jusqu’à quel point l’ensemble le contrarie ou le favorise, quelle idée il se forme, en conséquence, sur le monde et sur l’humanité, et, s’il est artiste, poète, écrivain, comment il les réfléchit. Mais cela exige une chose presque impossible, savoir, que l’homme connaisse et lui et son siècle ; lui, jusqu’à quel point il est resté le même dans toutes les circonstances ; le siècle, en tant qu’il nous entraîne avec lui hongre mal gré, nous détermine et nous façonne ; dételle sorte qu’on peut dire que tout homme, s’il fût né seulement dix ans plus tôt ou plus tard, aurait été tout autre qu’il n’est, pour ce qui regarde sa propre culture et l’action qu’il exerce au dehors. » — Peut-être trouvera-t-on qu’il n’y a pas dans ce programme la précision que nous