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su émouvoir le cœur humain par le spectacle des luttes de la passion et du sentiment du sublime ! l’auteur de Werther et d’Iphigénie a-t-il ici voulu se moquer de lui-même ou de son public ? »[1] Pendant que les lettrés s’insurgeaient ainsi contre la royauté du vieux maître, les savans refusaient de prendre au sérieux sa Théorie des couleurs, à laquelle il avait travaillé avec tant d’ardeur, et qu’il persista jusqu’à la fin de sa vie à considérer, malgré l’évidence, comme son plus beau titre de gloire. En vain ses amis essayèrent-ils de lui réserver un meilleur accueil auprès de la science française, l’Académie des sciences de Paris refusa de préparer un rapport sur son travail, qu’on ne jugea pas digne, selon l’expression de Cuvier, d’occuper une académie[2]. Sur ce terrain scientifique où il s’était aventuré avec plus de courage que de prudence, il ne réussit guère qu’à faire un seul disciple : ce fut le jeune Arthur Schopenhauer, qui entrait aussi dans la science avec des allures fantaisistes et que devait d’ailleurs persuader une intransigeante admiration pour l’illustre ami de sa mère.

Si l’on tient compte de ces diverses circonstances, on pourra peut-être se faire une idée de l’état d’esprit de Gœthe pendant ces années 1808-1814, où il médite, arrange, rédige ses souvenirs. Il a 60 ans, et il est « fort bien conservé », comme le lui dit en face Napoléon dans leur mémorable entrevue. Il a derrière lui un long passé glorieux, une carrière unique peut-être dans l’histoire, sans revers d’aucunes sortes, sans autres chagrins que ceux que connaissent tous les hommes, et que son heureuse nature a atténués. Ses contemporains ont pour lui des admirations et des indulgences que peu de poètes ont connues de leur vivant. On vient le voir de très loin, comme au siècle précédent Voltaire ou Rousseau. Le grand ennemi de sa patrie, qu’il admire, lui a rendu un hommage flatteur. Sa vie est pleine d’agrémens : il a façonné selon ses désirs la jolie résidence où il a pris racine, et dont il est plus souverain que l’excellent prince auquel il sert de ministre. Il peut donc se regarder, à juste titre, comme le premier homme de son pays ; plus loin, comme un de ces êtres exceptionnels qui traversent l’histoire dans un rayonnement, entourés de l’universelle admiration, consacrés pour la gloire. Mais, en même temps qu’il jouit de cette extraordinaire situation, voici que lui échappe la direction des esprits et des cœurs qu’il exerce depuis Werther. Son royaume est menacé. On le discute. Des idées reviennent, qu’il a caressées autrefois, c’est vrai, mais

  1. Conversations avec Eckermann.
  2. Voir dans la Revue du 1er novembre 1863, l’étude de E. Caro sur les Travaux scientifiques de Gœthe.