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quand rien ne les y forçait ? Et cela se passait dans un pays où on vend des journaux et où il déraille des trains ? Passe encore dans un palais enchanté ! Gilbert n’a qu’à transporter ses marionnettes en ce lieu fantastique où s’élève le Palace of Truth, et les grands enfans dont se compose le public n’ont plus d’objection à faire.

Ce Palace of Truth est une jolie pièce, fondée sur la même psychologie qu’Engaged, mais la satire y est moins âpre et plus voilée. Ici pas de contresens possible : avant de voir les personnages dans leur vrai caractère, nous les avons vus, au premier acte, jouer tous les rôles de la comédie humaine. Le mari fidèle flirte à tort et à travers ; l’amie dévouée est une coquette machiavélique ; le fiancé ardent, prodigue de madrigaux et de soupirs, est un bellâtre égoïste et vaniteux ; l’ingénue, chaste et froide jusqu’à l’indifférence, se pâme d’amour ; le courtisan aux paroles de miel fronde sur tout et insulte tout le monde ; enfin, dernière métamorphose et peut-être la plus piquante de toutes, le bourru professionnel, qui s’est fait une contenance, une réclame, une carrière de la critique à outrance, est le seul qui soit sincèrement content de la vie : Alceste a changé de peau avec Philinte.

Dans ce monde fantastique, Gilbert était enfin à l’aise. Il expérimentait sans contrainte, à la manière de ces physiologistes qui travaillent sur les animaux, supprimant un viscère à celui-ci, un lobe cérébral à celui-là, un nerf de locomotion à un troisième. Les Creatures of impulse font tout ce qui leur vient à l’esprit ; elles obéissent directement à leurs sensations. Chez les habitans du Palace of Truth, la parole est sincère, mais la mimique reste hypocrite. Ceux du Wicked World ne connaissent point l’amour ; c’est une sorte de société puritaine dans les nuages. On leur révèle le sentiment qu’ils ignorent et tous les maux sortent de cette boîte de Pandore. Selenè passe par toutes les phases de la maladie. Joie, extase, confiance absolue, période angélique ; trouble, vagues inquiétudes, bientôt remplacées par la jalousie aiguë ; colère, rupture, souhaits de vengeance ; humiliation profonde, anéantissement, oubli de soi-même. Le moqueur avait beau jeu : il frappait à droite et à gauche. D’un côté les pâleurs, les mesquineries, la monotonie maussade de la vertu ; de l’autre, les tortures énervantes de la passion.

Mais l’art et la philosophie de Gilbert ne se sont jamais élevés plus haut que dans Pygmalion et Galatée. Ce fut, au Haymarket, un des grands succès de 1871 et de 1872. Galatée, c’était Madge Robertson, la jeune sœur de l’écrivain, alors dans l’épanouissement de ses vingt-deux ans, et son Pygmalion était l’acteur Kendal dont elle porte aujourd’hui le nom. La grâce de sa personne, sa