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N’est-ce pas l’amour ? Une ingénue qui réinvente l’amour en s’analysant : il n’y a pas d’autre femme dans tout le théâtre de Gilbert.

Avant d’écrire Engaged, il dut se dire à peu près ceci : « Je retournerai l’âme humaine comme un sac et on en verra le dedans au lieu du dehors. Ce sera très laid et, par conséquent, très drôle. Que désire l’homme, lorsqu’il laisse de côté les hypocrisies et les conventions sociales pour donner la parole à ses appétits et à ses instincts ? Boire, manger, dormir, le confort, la mort de ceux dont on hérite, la possession des belles filles que l’on rencontre, par le mariage ou autrement. Que désire la femme ? Briller, changer de robes, être admirée, épouser un homme qui lui donne une position sociale ? Dans quel sentiment se rencontrent les deux sexes ? Dans le culte de l’argent avec lequel on achète tout le reste. Mes personnages ne seront ni bons ni mauvais, ils seront naïvement et absolument égoïstes, et ils le montreront, mais ils exprimeront ces sentimens avec les mille nuances que la vie civilisée apporte dans les caractères, avec l’aplomb que les personnes bien élevées mettent à dire les plus nobles choses et les plus honorables lieux communs. Il ne leur manquera que le sens moral : je leur enlèverai fort proprement et délicatement cet organe. Le fiancé et la fiancée, le père et la fille, l’ami et l’amie deviendront instantanément des ennemis jurés, dès que leurs intérêts se contrarieront ; ils se tendront de nouveau la main ou la joue, avec un sourire, dès que leurs intérêts seront réconciliés. Trois couples manœuvrer ont ainsi en décrivant des évolutions devant le spectateur et les jeunes filles changeront d’amour avec une parfaite impudence comme elles changent de cavaliers dans un quadrille. En quelques minutes Cheviot Hill proposera le mariage à trois femmes différentes ; dans le même laps de temps, Simperson jettera sa fille à la tête de Cheviot Hill et poussera son quasi-gendre au suicide. Belvonny s’épuisera, pendant la première moitié d’une scène, à nier un fait et, pendant la seconde moitié de la même scène, fera des efforts désespérés pour établir ce même fait. Ainsi, avec l’égoïsme des hommes, sera démontrée leur versatilité. Ces pantins sont des monstres et ces monstres sont des pantins : quelqu’un a appris d’avance à mes spectateurs pourquoi il faut se hâter d’en rire. »

On n’avait pas encore vu une farce aussi cruelle. Ce n’était plus la mise en scène de deux ou trois types comiques, la satire de quelques ridicules. C’était la caricature de la vie tout entière et la parodie de l’humanité en bloc. Les spectateurs riaient, mais trouvaient la pilule un peu amère. Ce n’était pas assez réel et c’était trop vrai. Pourquoi tous ces gens-là disaient-ils la vérité