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dans un village de banlieue une petite colonie où l’on s’en donna à cœur joie. On représentait des procès grotesques où Marie Wilton, fagotée en Lord-Chief-Justice, avec une toque et une perruque, rendait des arrêts admirables. Elle raconte ces folies dans ses souvenirs et ajoute gentiment : « Tout cela n’était peut-être pas aussi drôle que nous le pensions, mais nous étions jeunes et c’était le bon temps. » Parmi ces avocats débutans il y en avait un qui s’appelait Gilbert. Il allait bientôt jeter la robe aux orties pour se faire au théâtre une réputation égale à celle de Robertson et qui dure encore.

Le contraste entre ces deux écrivains est frappant. Robertson est un homme du métier, nourri dans le théâtre, apte à recevoir docilement les influences ambiantes ; il collabore avec ses acteurs, avec son public, avec toute sa génération. Les idées de son temps, bonnes, mauvaises ou médiocres, lui sortent par tous les pores. C’est pourquoi il devient, sans y avoir songé, un « homme représentatif » et un chef d’école. Si Robertson est une résultante et un symptôme, Gilbert est une exception et un accident. Il aurait pu prendre place à n’importe quel moment de ce siècle ou dans n’importe quel siècle de la littérature anglaise. On ne voit pas d’où il procède et on peut douter qu’il se prolonge dans ses imitateurs. Né gentleman et resté gentleman, tout en aimant le théâtre, il ne s’est pas donné à lui. Les acteurs l’accusent d’être froid, despotique et — s’il faut tout dire — un peu dédaigneux. Voilà pour le caractère et c’est tout ce qu’il est permis de dire d’un homme vivant. Quant à son originalité, elle était, dès le début, très réelle, mais étroite et incertaine. Il l’a creusée au lieu de l’élargir ; il l’a développée par une méthode, en quelque sorte, mathématique, et avec une rigueur effrayante jusqu’à l’absurde et peut-être quelquefois au-delà. Sa vie littéraire se compose de trois périodes : celle des tâtonnemens, celle des brillans et légitimes succès ; une troisième, enfin, où il a trouvé des triomphes encore plus fructueux, mais où, pour des raisons que je dirai, ma sympathie ne peut plus le suivre et où il commence, je crois, à se fatiguer de lui-même. Mais, comme c’est un véritable Anglais et un rare artiste, on ne perd pas son temps quand on l’étudié même dans ses erreurs.

Des chansons, qu’il donnait de semaine en semaine au Fun, attirèrent d’abord sur lui l’attention. Il les réimprima sous le titre de Bab Ballads et, comme le public en voulait encore, il lui donna More Bab Ballads. Quelques-unes de ces chansons ont été mises en musique et sont aujourd’hui populaires, mais ce ne sont pas celles qui ont le plus de saveur. Cette saveur consiste dans une sorte de naïveté ironique, avec une forme curieusement baroque