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C’est le soir, dans un verger. Il y a là deux scènes de flirt qui se succèdent, pleines d’enfantillages, mais d’une naïveté et d’une fraîcheur charmantes. Il y est question de la distance de la terre Ma lune, des jeux de l’ombre et de la lumière, d’un tout petit pot de lait qu’on se met deux à porter, de la guerre de Crimée et d’Othello. De l’amour, pas un mot, mais il est caché dans tous les sentimens, embusqué sous chaque mot, môle à chaque regard, incorporé à l’air qu’on respire.

NUMMY. — Parlez-moi, dites-moi quelque chose.
JACK. — De quoi faut-il vous parler ?
NUMMY. — De vous. Qu’est-ce que vous êtes ?
JACK. — Rien du tout.
NUMMY. — Mais qu’est-ce que vous étiez avant d’être ça ?
JACK. — Un petit garçon.
NUMMY. — Ah !… Vous n’avez jamais rien été… pas même marié ?
JACK. — Pas même marié !
NUMMY. — Lord Beaufoy a dit que vous étiez soldat.
JACK. — C’est vrai.
NUMMY. — Vous êtes allé en Crimée ?
JACK. — Oui.
NUMMY. — Vous étiez à la bataille d’Inkermann ?
JACK. — Parfaitement.
NUMMY. — Vous vous êtes battu ?
JACK. — Sans doute.
NUMMY. — Vous aimiez à vous battre ?
JACK. — Pas du tout !
NUMMY. — Alors, pourquoi le faisiez-vous ?
JACK. — Parce que j’étais payé pour le faire… Mal payé… Mais enfin j’étais payé… Et puis je n’avais pas le courage de me sauver.
NUMMY. — Ainsi vous vous êtes battu !… Et vous ne le disiez pas !
JACK. — Ça n’en valait pas la peine. Tant d’autres y étaient !
NUMMY. — Pourtant Othello…
JACK. — Vous avez lu Othello ?… Mauvaise lecture pour une demoiselle !
NUMMY. — Othello racontait ses campagnes à Desdémone.
JACK. — Othello était un nègre, et les nègres n’ont pas peur de se vanter. (A part.) Elle est assez drôle pour une héritière.
NUMMY, à part. — Dieu ! qu’il est beau[1] !


Ce serait jouer à Robertson le plus cruel des tours que de raconter ses pièces. On les jugerait enfantines et absurdes : elles ne sont ni l’un ni l’autre. Il n’est, à ma connaissance, l’inventeur d’aucune situation ; il n’a jamais résolu ni même posé à la scène aucun problème, moral ou social. Il est tout entier dans le dialogue et surtout dans les caractères. Un bout de plan trouvé dans ses papiers indique comment il composait ces caractères. Il

  1. L’esprit de la scène et tous les détails appartiennent à Robertson, mais j’ai dû traduire très librement pour que le dialogue conservât, en français, quelque chose de la spontanéité et du naturel qu’il a dans l’original anglais.