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montré la coalition de la vieille et de la nouvelle aristocratie, la vénération naïve du Million pour le Rang, et le Rang, à son tour, aplati devant le Million. Personne ne s’étonna de voir lady Ptarmigant prendre en souriant le bras du vieux Chodd, qui a le langage et les manières d’un rémouleur ambulant, et avec lequel le valet de pied de Sa Seigneurie eût peut-être hésité à pénétrer dans un public home. Quant à lord Ptarmigant, c’était ce qu’on appelait en style de théâtre une « panne ». Le caractère ne consistait qu’en un tic, monotone autant qu’invraisemblable : lord Ptarmigant traînait partout sa chaise avec lui, s’y asseyait et s’y endormait immédiatement, et tous les personnages qui entraient ou sortaient ne manquaient pas de trébucher dans ses vieilles jambes allongées. Qui croirait que ce rôle fut une des causes de la fortune de la pièce et révéla à Londres un admirable acteur ? Il se nommait John Hare ; il était tout jeune encore et il avait souhaité cet étrange rôle pour son début. Suivant la tradition de Garrick, cet artiste né sentait que le triomphe de l’acteur n’est pas de lancer brillamment un mot à effet, mais de faire marcher et vivre devant nous une figure humaine, fût-ce une figure muette, dans son originalité extérieure qui suggère l’idiosyncrasie morale. Sa façon de se grimer était prodigieuse, sa mimique excellente. Il avait le génie de la métamorphose et l’a prouvé, le prouve encore en cent rôles différens. Par une sorte d’intuition difficile à expliquer, dès cette première représentation de Society, il n’y eut guère de spectateur qui ne devinât un grand acteur dans ce petit rôle.

Au succès de Society, qui dura cent cinquante soirées, succéda presque sans interruption celui de Ours, qui fut encore plus long et remplit la saison dramatique 1866-1867. Puis vint Caste en 1867 et 1868. School, en 1869, dépassa encore ses aînées et fut jouée près de quatre cents fois. Dans les intervalles de ces quatre grands triomphes se placèrent deux autres pièces, Play et M. P., qui, sans fournir une aussi brillante carrière, tinrent honorablement l’affiche et maintinrent, dans l’heureux petit théâtre, la joyeuse animation du succès. Quand le Prince of Wales s’adressait à d’autres qu’à son fournisseur habituel, l’échec était assuré et il n’y avait de salut que dans une reprise de Robertson. Quand Robertson risquait sa prose sur une autre scène, fût-ce avec l’appui d’une popularité aussi établie que celle de Sothern, le résultat variait, immanquablement, du succès d’estime au « four » éclatant. De là une sorte de superstition : on est volontiers superstitieux dans le monde du théâtre. Marie Wilton avait son étoile et Tom Robertson avait la sienne, mais il fallait qu’il y eût conjonction pour que les deux astres pussent produire leur bénigne influence. Peut-être