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meilleurs garçons de la terre. Là, on causait, jusqu’au matin, avec une sorte de furie. On causait encore dans la rue, en regagnant le centre de la ville, à l’heure où les chariots des maraîchers commençaient à rouler dans Knightsbridge et où le soleil levant dorait les cimes de Hyde Park.

Dans ces cénacles du vendredi, où Robertson était un des plus brillans, un des plus hardis, un des plus écoutés, on s’inquiétait moins de refondre la société que de renouveler l’art et surtout de réformer le théâtre. Pauvreté de la mise en scène, fatuité des comédiens de la vieille école, tyrannie des routines, on se moquait de tout cela sans pitié. Et que voulait-on mettre à la place ? La vérité mieux observée, la nature suivie de plus près. C’est toujours le même rêve ou la même prétention, et la génération qui l’oppose à ses devanciers ne paraît pas se douter que ses successeurs l’invoqueront contre elle-même.

En attendant l’accomplissement de ces beaux programmes, Robertson avait en 4861 un petit acte joué au Strand, The Cantab, qui obtint une sorte de succès, mais succès sans lendemain, car Robertson, ayant apporté un second burlesque à Mrs Swan-borough, se le vit refuser. Cependant une bonne chance lui vint. L’acteur américain Sothern, qui, à ce moment, dans la pièce de Tom Taylor, Our american Cousin, faisait courir tout Londres, entendit parler d’une pièce que Robertson avait écrite. Il voulut l’entendre, l’accepta, et donna, séance tenante, une somme ronde à l’auteur. Sothern, qu’obsédait son inépuisable succès de lord Dundreary, put se montrer au public sous les traits de David Garrick. Il était impatient de sortir du domaine de la caricature à outrance, de jouer un véritable caractère où étaient ménagés les effets les plus divers. La pièce eut peu de succès : elle n’en méritait point. C’était simplement un drame adapté du français. Au héros primitif, Robertson avait arbitrairement substitué Carrick. Etrange début pour un homme qui prétendait revenir à la vérité que de placer une tête historique sur les épaules d’un inconnu !

C’est alors que Robertson écrivit sa comédie de Society. Il la porta à Buckstone, qui la refusa net : « Mon cher ami, lui dit-il, on ne jouerait pas votre pièce quatre fois ! » L’auteur s’en alla, les poings serrés, ivre de rage, dans le Strand, où l’un de ses amis le rencontra. « Tenez, lui dit Robertson, voilà une pièce excellente, et ces ânes-là n’en veulent pas ! » Un directeur de province risqua l’entreprise. La pièce réussit à Liverpool ; Marie Wilton s’en empara et la donna, le 14 novembre 1865, dans son petit théâtre. De ce soir-là date non seulement la fortune du Prince of Wales, mais une ère nouvelle pour la comédie anglaise : l’ère de Robertson.