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moment, rentrez chez vous et continuez à travailler pendant trente ans… Tâchez de vieillir le plus que vous pourrez : je vous assure qu’en vous appliquant bien, vous réussirez. Blanchissez, devenez chauve, tout au moins. La calvitie est presque aussi avantageuse que les cheveux blancs… Et quand vous n’aurez plus ni dents, ni cheveux, ni santé, ni imagination, ni flamme, ni génie, ni rien de cette horrible, de cette épouvantable jeunesse, un jour ou l’autre, si vous ne mourez pas dans l’intervalle, vous avez quelque chance de devenir un grand homme. »

Comme s’il eût suivi ce conseil ironique, Tom était presque vieux après quinze ans de cette vie effroyable. Son beau visage avait contracté un pli douloureux qui ne devait plus s’effacer. Un jour, à bout de misère, il avait songé à s’enrôler : l’année n’avait pas voulu de lui. Puis, sans réflexion, il s’était marié avec une belle fille qui se croyait une vocation dramatique. Les enfans vinrent, mais non le succès ni l’argent. Elle mourut à la peine, tandis que Robertson se faisait journaliste.

Là il tâte de tous les genres, depuis la charade et l’historiette de dix lignes jusqu’au roman de longue haleine. Il collabore à vingt journaux de Londres et de la province. C’est le Porc-Epic de Liverpool ; ce sont les Comic News, le Wag, que fonde son camarade Byron, le Fun, que vient de lancer Tom Hood, l’Illustrated Times, où Robertson prend la succession d’Edmond Yates comme critique dramatique et où, sous le nom du Theatrical Lounger, il esquisse, depuis le premier rôle jusqu’au gazier et à l’avertisseur, toutes les physionomies du monde théâtral. C’est de l’humour familier et sans gêne, de la bonhomie impertinente à la manière de notre ancien Figaro hebdomadaire ; en même temps, c’est observé, humain, vivant, avec, ça et là, des coulées de bile et des éclairs de passion.

Robertson vivait au cœur du pays de Bohème : un monde demi-fantastique à côté du monde vrai, où la parole remplaçait l’action et où la nuit tenait lieu du jour ; un terrain vague où les gens du monde que le monde ennuyait, les officiers qui trouvaient les grands clubs militaires trop solennels, venaient rire et boire avec les noctambules de la basoche, du théâtre et de la presse. On se donnait rendez-vous au Garrick Club, à l’Arundel, au Savage, au Fielding, dont Albert Smith nous a laissé une description en vers héroï-comiques. Tom Hood, employé du War Office et directeur du Fun, donnait à souper les vendredis : souper frugal, composé de viande froide et de pommes de terre bouillies. Mais ceux qui s’y rencontraient étaient, nous dit Clément Scott[1], les

  1. Clément Scott, Thirty years at the Play.