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plus près d’être des ladies qu’ils ne l’étaient de devenir des gentlemen. Surveillées de près par un père, puis par un mari qui appartenait au théâtre, obligées de mener de front les devoirs professionnels et les devoirs domestiques, elles n’avaient ni le pouvoir, ni le loisir, ni l’envie de songer à mal. Tom Hood, dans ses Model Men and Women, trace de la femme de théâtre un portrait qui fait songer aux biographies des prix Monthyon. Elle se couche tard, se lève tôt, apprend ses rôles en lavant les chemises de ses enfans, répète dans l’après-midi, joue le soir, n’a pas le temps de manger ni de se débarbouiller, encore moins de penser, de rire ou d’aimer. « Commerçantes, maîtresses d’école, institutrices, filles de boutique, modistes, cuisinières, femmes de chambre et femmes de ménage, que sont vos fatigues comparées à celles de l’actrice ? » Ainsi parle, dans un journal du temps, un écrivain qui connaît à fond les mœurs du monde dramatique[1].

Ces mœurs allaient changer. Le burlesque, la pantomime et l’opérette ouvraient la scène à des actrices d’un nouveau genre qui posaient et ne jouaient pas, auxquelles on distribuait des maillots à remplir, non des rôles. L’honnête fille ne voulut pas être vaincue sur son propre terrain ; elle lutta avec les nouvelles venues par les mêmes moyens. Souvent elle réussissait et son succès la perdait elle-même. Voilà la transformation à laquelle Byron a aidé, mais c’est encore le public qui est le grand coupable.

Le pauvre Byron avait son ambition d’artiste : s’élever au-dessus du genre auquel il devait ses premiers succès, écrire une vraie comédie. Et il y avait, auprès de lui, sur ces mêmes planches du Strand, une curieuse petite personne dont le rêve était parallèle au sien. C’était miss Marie Wilton. Je ne puis dire au juste quel âge elle avait. Dans ses jolis mémoires, écrits en commun avec son mari, elle a complètement oublié de nous donner la date de sa naissance. Ce qui est certain, c’est que ses parens étaient d’humbles acteurs, et qu’elle débuta elle-même à cinq ans. A Manchester, elle eut l’honneur de jouer un petit rôle avec Macready qui faisait alors ses dernières tournées avant de quitter la scène. Le grand tragédien fit venir l’enfant, l’assit sur ses genoux et l’interrogea. « Je suppose, dit-il, que vous voulez devenir une grande actrice ? — Oui, monsieur. — Et quel rôle voudriez-vous jouer ? — Juliette. » Macready éclata de rire : « Alors, dit-il, il faudra changer ces yeux-là. » Marie Wilton ne changea pas ses yeux, mais elle changea d’idée. A quinze ans, elle jouait intrépidement tous les rôles. Un soir, elle qu’on trouvait trop

  1. T.-W. Robertson, the Illustrated Times.