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Edouard dans les Affinités électives, c’est toujours Gœthe : toujours il tire de son propre fonds les sentimens qu’il prête à ses personnages, en sorte qu’on aurait peine à trouver un poêle plus « subjectif » que cet homme qu’on aime à nous représenter comme le génie cosmique par excellence. Les figures de femmes qui se partagent, avec les protagonistes, l’intérêt du lecteur, il les a toutes connues de très près ; toutes ont joué un rôle dans ce qu’il appelle son « développement » ; parfois il leur conserve jusqu’à leurs prénoms : il l’a fait pour Charlotte et, plus tard, pour Marguerite. Il les transforme en personnes littéraires alors qu’elles palpitent encore du drame, de l’idylle ou de la comédie qu’il leur a fait vivre : on sait que Werther parut bien peu de temps après le séjour à Wetzlar, et les biographes nous racontent qu’en écrivant les Affinités électives, le poète acheva de soulager son cœur encore tout épris de Minna Herzlieb. Quant aux poésies lyriques, beaucoup seraient entièrement inintelligibles si on les dégageait de l’impression, de l’épisode ou du moment qui les ont produites. Entre la vie et l’œuvre il y a, je ne dirai pas une parfaite unité, mais une cohésion complète : celle-ci continue celle-là, en la poétisant, en la corrigeant, en l’excusant quand il le faut ; elle n’est roman qu’à condition que l’autre le soit d’abord ; le travail de la fantaisie est limité : il consiste simplement à parer la mémoire, à embellir la transposition. Gœthe eut donc le sentiment que le récit de sa vie était indispensable à l’intelligence de son œuvre, et, au risque de faire double emploi avec ce qu’il en avait déjà tiré, il résolut de la raconter lui-même. Il se mit au travail en 1810, et donna, de deux en deux ans, les trois premiers volumes des Mémoires, comprenant cinq livres chacun. Le quatrième (livres XVI à XX) ne fut achevé qu’en 1811 : il fallait attendre la mort de Lili pour pouvoir parler d’elle. Les trois premiers quarts de l’ouvrage furent donc composés et publiés entre 1810 et 1814.

Ces deux dates ont leur éloquence : elles enferment l’histoire du réveil patriotique provoqué en Allemagne par les victoires de Napoléon et de la grande lutte qui devait se terminer sur les champs de bataille de Leipzig et de Waterloo. Gœthe resta tout à fait étranger à ce mouvement : « Il s’enferma dans son musée, dit son plus récent biographe, et, perdu dans sa contemplation de l’éternelle beauté, il ferma les yeux pour ne pas voir les horreurs du jour[1]. » Les victoires de Napoléon, les malheurs de son pays, ceux même de l’honnête petit souverain dont il était le

  1. Richard M. Mayer, Gœthe, 3 vol. ; Berlin, 1893.