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un pays exclusivement agricole, dont toute la puissance d’exportation paraissait atteinte, la culture y étant depuis longtemps poussée à un haut point de perfection ; un isthme étroit, en somme, au littoral très articulé et dont les points les plus éloignés d’un port n’en étaient pas à plus de 35 ou 40 kilomètres. Après tout, que les produits des grandes fermes qui entourent Legeberg, Bramstedt, Neumünster, fussent dirigés sur Kiel, sur Lübeck, sur Glückstadt ou enfin sur Rendsburg, devenu le port intérieur du Holstein, grâce au canal, le profit était le même, le trajet ne différant guère.

Toutes ces objections étaient judicieuses. Elles frappaient les esprits, et la question posée devant l’opinion publique ne faisait pas de progrès sensibles.


III

Pour M. de Bismarck, pour ceux qui, avec lui, jugeaient l’œuvre en se plaçant à un point de vue plus élevé que le vulgaire et qui la considéraient comme une consécration de la grandeur allemande, il restait une dernière carte qu’on eût voulu ménager, un argument péremptoire, décisif, mais sur lequel il fallait éviter d’appuyer : l’intérêt militaire, l’intérêt de la marine allemande.

Plusieurs motifs sérieux justifiaient l’hésitation des hommes d’Etat prussiens à placer la question sur ce terrain. En premier lieu, il était au moins inutile d’attirer l’attention des nations rivales sur l’accroissement de puissance maritime que l’on se promettait de l’entreprise. Ensuite, si l’on faisait montre de l’intérêt de l’Etat, l’opinion ne manquerait pas d’imposer à l’État lui-même la poursuite directe des voies et moyens. Or on aurait préféré que l’affaire fût conduite par une compagnie privée, sauf à passer avec elle les contrats convenables. Enfin, et surtout, le seul homme qui, sans être marin, fût en possession d’une indiscutable autorité dans ces matières, le maréchal de Moltke, se montrait froid, presque hostile, depuis plusieurs années.

On savait quelles étaient ses raisons. Il avait développé les unes devant le Reichstag (séance du 23 juin 1873) et réservé les autres, les plus graves, pour les conseils supérieurs de l’Empire. Voici, en tout cas, les trois principales :

— La dépense était forte et le succès incertain. Si l’on avait 200 millions à dépenser en faveur de la marine impériale, mieux valait les dépenser à construire une nouvelle Hotte, à doubler celle que l’on possédait et qu’il reconnaissait insuffisante.