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célébrés par l’hexamètre sonore qui saluaient toujours « avec la même allégresse le tonnerre et les rayons du soleil », toujours aussi « saluait avec la même allégresse » le Bien et le Mal, sans autre envie que d’épancher son exubérance et d’exercer efficacement son instinct natif de domination. Soit dans l’acte terrible, soit dans la souffrance, il savait trouver une joie hautaine. Même dans l’erreur, même dans la douleur, même dans le supplice, il ne voulait jamais reconnaître que le triomphe de la vie. Pâtir était pour lui un aiguillon et lui faisait l’effet de ces drogues qui stimulent, accélèrent, exaltent les fonctions organiques d’où résulte la puissance de l’être. Ce qui surgissait des profondeurs de son sentiment tragique, ce n’était ni l’aspiration à s’affranchir de la terreur et de la pitié, ni l’aspiration à une purification finale : c’était sans aucun doute, comme Frédéric Nietzsche l’a compris, l’aspiration à être lui-même l’éternelle joie du Devenir, au-dessus de toute terreur et de toute pitié ; à être lui-même toutes les joies, sans excepter les joies terribles, sans excepter celle de la destruction. Le seul philosophe digne de lui fut Héraclite d’Ephèse, qui, semblable à la Sibylle, « parlant avec une bouche inspirée, sans sourire, sans parure et sans parfum, traverse les siècles avec la puissance d’un dieu. » L’idée de l’évolution, de l’écoulement perpétuel de toutes choses, de l’infinie mutabilité cosmique, cette idée fondamentale de la philosophie moderne, resplendit dans son aphorisme imagé : « On ne navigue pas deux fois sur le même fleuve. Rien, y compris le passager, ne reste identique. Sur le même fleuve, nous nous embarquons et nous ne nous embarquons pas, puisque nous sommes et ne sommes pas. » Ce disciple de lui-même, considérant l’Univers, le connut sous l’aspect, non pas d’une entité stable, mais d’un continuel processus de formation et de transformation où rien n’était durable sinon l’énergie ignée agissant selon un ordre rationnel par une éternelle succession de cycles. Il connut qu’à chaque instant l’état de l’Univers n’était que l’expression d’un accord transitoire de forces en conflit, et que l’apparence du repos ou de la mort n’était qu’une activité imperceptible aux sens de l’homme. Devant les yeux de son intellect, toutes choses passaient de l’état naissant à l’être visible et retournaient ensuite au non-être par d’innombrables métamorphoses vitales, avec un flux tantôt lent et tantôt rapide où il ne discernait pas de principe et ne découvrait pas de fin. Donc l’Hellène, par sa véhémente volonté de vivre et d’épanouir sa vie sous le plus grand nombre possible de formes, ne faisait que s’identifier à la nature des choses. Entre les buts de son existence individuelle et le processus cosmique, il n’y avait nul conflit. De même qu’aux Dionysiaques il célébrait la perpétuité de la vie et