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— Béni soit celui qui nous a porté le bon manger !

— Amen !

— Béni soit celui qui a dit : « Ne mets pas d’eau dans le vin du moissonneur ! »

— Amen !

— Béni soit le patron qui a dit à la patronne : « Donne sans mesurer, et mets la sapa dans le vin du moissonneur. »

— Amen !

Les bénédictions s’étendaient de proche en proche : à celui qui avait tué la brebis, à celui qui avait lavé les herbes et les légumes, à celui qui avait fourbi le vase de cuivre, à celui qui avait assaisonné les viandes d’épices. Et le bénisseur, dans le feu de l’enthousiasme, dans le transport soudain d’une sorte de fureur poétique, trouvait les assonances et s’exprimait soudain en distiques. La troupe lui répondait par d’immenses clameurs que répercutaient tous les golfes, tandis que sur le fer des faux s’allumaient les éclairs crépusculaires et que la gerbe dressée au sommet des meules ressemblait à une flamme.

— Bénies soient les femmes qui chantent la belle chanson en apportant les cruches de vieux vin !

— Amen !

Ce fut un tonnerre de joie. Puis tous se turent et regardèrent le chœur des femmes qui s’approchaient, porteuses des dernières largesses sur le champ fauché.

Les femmes, en double file, soutenant sur leurs bras les grandes cruches peintes, chantaient. Et, en les voyant s’avancer entre les troncs d’oliviers comme entre une colonnade sur le fond maritime, le spectateur étranger croyait voir une de ces théories votives qui se développent harmonieusement en bas-relief sur les frises des temples ou autour des sarcophages.

Lorsqu’il revint à la maison, cette image de beauté l’accompagna le long du sentier. Et, en cette compagnie, tandis qu’il cheminait lentement parmi les prestiges du soir où flottaient encore les ondes des chœurs, il se disait : « Le sentiment religieux du bonheur de vivre ; le culte profond de la Nature, mère éternellement créatrice, éternellement joyeuse de la surabondance de ses forces ; la vénération et l’enthousiasme pour toutes les énergies fécondantes, génératrices et destructives ; l’affirmation violente et tenace de l’instinct agonistique, de l’instinct de lutte, de prédominance, de souveraineté, de puissance hégémonique, n’étaient-ce point les pivots inébranlables qui soutenaient le vieux monde hellénique durant sa période ascensionnelle ? Il était enraciné dans la substance de l’Hellène, le primitif sentiment homérique de la vie. L’énergique Hellène, à l’instar de ces guerriers