Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 130.djvu/286

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

frappa les oreilles du jeune homme : celle de la femme qui l’appelait du haut de l’Ermitage.

Il eut une secousse ; il se retourna avec une palpitation suffocante. La voix répéta son appel, limpide et forte, comme dans l’intention d’affirmer son pouvoir.

— Viens !

Tandis qu’il gravissait la pente, la bouche fumeuse d’un des tunnels jeta dans l’air un grondement dont la répercussion envahit tout le golfe. Il s’arrêta près de la voie, pris à nouveau d’un léger vertige ; et l’éclair d’une idée folle traversa son cerveau vidé : « Se coucher en travers des rails… La fin de tout en une seconde… ! »

Assourdissant, rapide et sinistre, le train qui passait lui lança au visage le vent de sa course ; puis, sifflant et grondant, il disparut dans la bouche du tunnel opposé, qui fuma noirâtre dans le soleil.


VII

Depuis l’aube jusqu’au crépuscule, les chants des moissonneurs et des glaneuses alternaient sur les flancs de la colline féconde.

Les chœurs masculins, avec une véhémence bachique, célébraient la joie des festins plantureux et la bonté du vieux vin. Pour les hommes de la faux, le temps de la moisson était un temps d’abondance. D’heure en heure, depuis l’aube jusqu’au crépuscule, selon l’antique coutume, ils interrompaient leur besogne pour manger et boire sur le chaume, parmi les gerbes nouvelles, en l’honneur du maître généreux. Et chacun retirait de son écuelle la part de nourriture suffisante pour rassasier une glaneuse. Tel, à l’heure du repas, Booz avait dit à Ruth la Moabite : — « Approche et mange du pain, et trempe ton morceau dans le vinaigre ; » — et Ruth était venue s’asseoir près des moissonneurs et s’était rassasiée.

Mais les chœurs féminins se prolongeaient en cadences presque religieuses avec une douceur lente et solennelle, révélaient la sainteté originelle du travail alimentaire, la noblesse primordiale de cette tâche où la sueur des hommes sanctifiait sur la terre des ancêtres la nativité du pain.

George les entendait et les suivait, l’âme aux écoutes ; et, peu à peu, une influence bienfaisante et inespérée se répandait sur lui. Son âme semblait se dilater peu à peu en une aspiration toujours plus large et plus sereine, à mesure que devenait plus pure l’onde du chant propagé dans les midis torrides encore, mais