Page:Revue des Deux Mondes - 1895 - tome 130.djvu/283

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

désir. C’était bien là l’indice le plus décisif de la grande obsession qu’une créature humaine exerce sur une autre créature humaine.

Il réfléchit à la fuite des ans, à la chaîne rivée pour toujours par l’habitude, à l’infinie tristesse de l’amour devenu un vice las. Il se vit lui-même, dans l’avenir, lié à cette femme comme l’esclave à son carcan, privé de volonté et de pensée, abruti et vide ; il vit son aimée défleurir, vieillir, s’abandonner sans résistance à l’œuvre lente du temps, laisser choir de ses mains inertes le voile lacéré des illusions, mais conserver toutefois son pouvoir fatal ; il vit la maison déserte, désolée, silencieuse, dans l’attente de la visiteuse suprême, la Mort !…

Il se rappela les cris des petits bâtards, entendus dans la maison paternelle en cette après-midi lointaine. Il pensa : « Elle est stérile : ses entrailles sont frappées de malédiction. Elle trompe et déjoue sans cesse en moi l’instinct le plus profond de la vie. » L’inutilité de son amour lui apparut comme une transgression monstrueuse de la loi suprême. — Mais, puisque son amour n’était qu’une luxure inquiète, pourquoi donc avait-il ce caractère d’inéluctable fatalité ? L’instinct de perpétuer la race n’était-il pas le motif unique et vrai de tout amour sexuel ? Cet instinct aveugle et éternel n’était-il pas la source du désir, et le désir ne devait-il pas avoir pour but, occulte ou manifeste, la génération prescrite par la Nature ? D’où venait donc qu’un lien si fort l’attachât à la femme stérile ? — Ce qui manquait à son amour c’était la raison première : l’affirmation et le développement de la vie par delà les limites de l’existence individuelle. Ce qui manquait à la femme aimée, c’était le plus haut mystère du sexe : « la souffrance de celle qui enfante. » Et ce qui causait la misère de l’un et de l’autre c’était justement cette persistante monstruosité.

— Tu ne viens pas prendre le soleil ? demanda tout à coup Hippolyte en se tournant vers lui. Vois-tu comme j’y résiste, moi ? Je veux devenir réellement ce que tu dis : pareille à l’olive. Je te plairai ainsi ?

Elle se rapprocha de la tente, relevant des deux mains les bords de sa longue tunique, mettant dans ses gestes une grâce presque mignarde, comme envahie soudain d’une langueur.

— Je te plairais ?

Dans sa voix, comme sur sa figure, comme sur son sourire, il y avait une ombre, une ombre infiniment mystérieuse et fascinatrice. Il semblait qu’elle devinât en son amant l’hostilité secrète et qu’elle se préparât à en triompher.

— Que regardes-tu ? demanda-t-elle avec un brusque sursaut. Non, non, ne les regarde pas ! Ils sont laids.