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— Quelle furie ! dit George en l’excitant. Mais tu ne réussiras pas.

— Je réussirai, répliqua l’opiniâtre en le regardant au fond des yeux. Veux-tu faire un pari ?

— Que parions-nous ?

— Ce que tu voudras.

— Eh bien ! une discrétion.

— C’est cela, une discrétion.

Dans la chaude lumière, elle avait sur le visage son plus riche et son plus doux coloris, ce coloris idéal « composé d’ambre pâle et d’or mat et peut-être aussi de quelques roses fanées, » où George avait cru retrouver à Venise tout le mystère et toute la beauté de l’antique âme vénitienne émigrée au doux royaume de Chypre. Elle portait dans les cheveux un œillet ardent comme un désir. Et ses yeux, ombrés par les cils, resplendissaient comme les lacs entre les saules dans le crépuscule.

En la regardant avec une curiosité attentive, George pensait : « Combien elle revêt à mes yeux d’apparences diverses ! Sa forme est dessinée par mon désir ; ses ombres sont produites par ma pensée. Telle qu’elle m’apparaît à chaque instant, elle n’est que l’effet de ma continuelle création intérieure. Elle n’existe qu’en moi. Ses apparences sont changeantes comme les rêves d’un malade. Gravis dum suavis ! Quand ? » Il ne gardait qu’un souvenir très confus de l’époque où il l’avait décorée de ce titre d’idéale noblesse en la baisant au front. Maintenant, cette exaltation était devenue pour lui presque inconcevable. Il se rappelait vaguement des paroles prononcées par elle et qui semblaient révéler un esprit profond : « Ce qui alors parlait en elle, n’était-ce point mon esprit à moi ? Ce fut une de mes ambitions, d’offrir à mon âme triste ces lèvres sinueuses pour qu’elle exhalât sa douleur par un instrument d’insigne beauté. »

Il regarda ces lèvres. Elles se contractaient légèrement, non sans grâce, participant à l’intensité d’attention avec laquelle Hippolyte tâchait de saisir le moment opportun pour surprendre le papillon de nuit.

Elle le guettait avec une ruse circonspecte ; elle voulait, d’un geste unique et foudroyant, emprisonner dans le creux de sa main la proie ailée qui tourbillonnait sans repos autour de la lumière. Et elle fronçait les sourcils, elle avait l’air de se bander comme un arc, prête à la détente. La détente se fit deux ou trois fois, mais sans succès. Le papillon était insaisissable.

— Avoue que tu as perdu, dit George. Je n’abuserai pas.

— Non !