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— En attendant, dit-elle, pourquoi n’irions-nous pas, nous aussi, à Casalbordino ? C’est demain la Vigile. Allons-y, veux-tu ? Ce sera pour toi un grand spectacle. Nous emmènerons le vieux avec nous.

George consentit. Le désir d’Hippolyte répondait au sien. Dans sa pensée, il lui était nécessaire de suivre ce courant profond, de faire partie de cette sauvage agglomération d’hommes, d’expérimenter l’adhérence matérielle avec les couches inférieures de sa race, avec ces couches denses et immuables où les empreintes primitives se conservaient peut-être intactes.

— Nous partirons demain, ajouta-t-il, saisi d’une sorte d’anxiété en entendant le chant qui s’approchait[1].

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V

La table mise sur la loggia était gaie avec ses porcelaines claires, ses cristaux azurins, ses œillets rouges, dans la lumière dorée d’une grande lampe fixe qui attirait tous les papillons nocturnes épars dans le crépuscule.

— Regarde, George ! regarde ! Un papillon infernal ! Il a deux yeux de démon. Les vois-tu luire ?

Hippolyte indiquait un papillon plus grand que les autres, d’aspect étrange, couvert d’un épais duvet fauve, avec des yeux saillans qui, sous la lumière, étincelaient comme deux escarboucles.

— Il vient sur toi ! il vient sur toi ! Prends garde !

Elle riait à gorge déployée, se faisant un jeu de l’inquiétude instinctive que George laissait paraître malgré lui lorsqu’un de ces insectes menaçait de l’effleurer.

— Il faut que je l’aie ! s’écria-t-elle avec l’élan d’un caprice enfantin.

Et elle tâcha de faire prisonnier le papillon diabolique qui voletait autour de la lampe sans se poser. Ses tentatives, brusques et violentes, restèrent inutiles. Elle renversa un verre, fit crouler sur la table une pyramide de fruits, faillit briser l’abat-jour.

  1. Nous croyons devoir ici supprimer — du consentement de M. d’Annunzio — le long et curieux épisode du pèlerinage à Casalbordino, Ce n’est pas qu’il ne contienne d’admirables descriptions ; mais il y en a beaucoup ; elles sont éclairées d’une lumière un peu crue ; et nous avons craint que le réalisme de quelques détails, en passant de l’italien en français, n’effarouchât le lecteur. Nous avons craint aussi, et surtout, que la longueur de l’épisode ne détournât l’attention de cette analyse aiguë du dégoût, ou de l’horreur même, d’aimer pour aimer, qui fait peut-être la grande beauté du Triomphe de la Mort. (F. B.)