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bureaucratique on obtient une représentation qui ne « représente ». en aucun sens du mot français « représenter » ; qui ne « représente » rien et ne fait point figure ; qui, nulle au point de vue représentatif, est nulle encore ou fort insuffisante au point de vue législatif ; en qui, par une de ces rares exceptions, par surprise, il peut s’être glissé quelque talent, plus souple ou moins vite rebuté, mais où le talent lui-même est obligé, pour avoir prise sur la flottante et molle médiocrité qui l’enveloppe, de recourir à tous les sophismes, à tous les truismes, de s’excuser en quelque sorte et de se rabaisser.

Comme, dans cet État, le nombre est le maître ou comme on lui fait croire qu’il l’est, c’est au nombre qu’il faut plaire et, pour lui plaire, c’est à lui qu’il faut ressembler. Sorti du nombre et fait à son image et ressemblance, l’État actuel ne peut pas ne pas avoir les lares et les défauts du nombre. Ainsi que le suffrage universel inorganique, qui tombe aux mains des comités, l’État actuel tombe aux mains des groupes, lesquels ne sont que des coteries parlementaires et peu à peu, dans le vrai pays, dans le pays vivant, — comme autrefois, par le suffrage restreint, émergeait seul le pays légal des deux cent mille électeurs censitaires, — par le suffrage universel inorganique émerge seul un faux pays de comités et de groupes ; seulement celui-ci n’est que le pays illégal des politiciens de toute taille et de tout acabit.

Au bref, en rassemblant les traits, ou le suffrage universel inorganique est anarchique, ou il n’est plus universel. Ou il est séquestré, accaparé par des meneurs, ou il est exposé aux tentations de l’argent. Etant corruptible, il est corrupteur. Il livre le pays à trois ou quatre catégories ou professions politiquantes. Il ne donne jamais qu’une représentation adultérée ; une législation impulsive et incohérente ; un gouvernement précaire et contraint à de mesquines négociations de couloirs ; un État incertain, chancelant, à toute heure sur le point d’être bouleversé. Il est également incapable de fonder une démocratie et de ne pas fonder une démagogie. Après quelques expériences ou répétitions, aucun suffrage n’est moins universel que lui ; nul, moins que lui, n’est un libre suffrage. Il a un côté tragique et un côté comique : quand il n’est pas un danger formidable, il est une risible mystification et il peut être tout ensemble, il lui arrive d’être tout ensemble, mystification et danger.

Mais, si c’est là l’État actuel, ce n’est pas l’État moderne le meilleur qu’il soit permis de concevoir et possible de constituer. Il est entendu que cet État doit être « construit par en bas », mais encore faut-il qu’il soit construit, et d’une autre main-d’œuvre qu’un baraquement provisoire, perpétuellement sous le coup d’être