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À leur approche, un chuchotement courut parmi les femmes rassemblées autour de la victime.

— Voici les seigneurs, les étrangers de Candie !

— Venez, venez !

Et les femmes ouvrirent le cercle pour permettre aux arrivans d’aborder. L’une d’elles, une vieille à la peau rugueuse, au teint de terre aride, aux yeux sans regard, blanchâtres et comme vitrifiés au fond des orbites caves, dit en s’adressant à Hippolyte et en lui touchant le bras.

— Regarde, regarde, madame ! Les Goules la sucent, cette pauvre créature ! Regarde l’état où elles l’ont réduite ! Dieu protège tes enfans !

Sa voix était si sèche qu’elle paraissait artificielle et ressemblait aux sons articulés par un automate.

— Signe-toi, madame ! ajouta-t-elle encore.

Et l’avertissement parut lugubre dans cette bouche sans lèvres où la voix perdait son caractère humain et devenait une chose morte. Hippolyte fit le signe de la croix et regarda son compagnon.

Sur l’aire, devant la porte de la masure, les femmes faisaient cercle comme autour d’un spectacle, donnant de temps à autre quelque signe machinal de condoléance. Et le cercle se renouvelait sans cesse : les unes, déjà fatiguées de voir, s’en allaient ; d’autres arrivaient des maisons voisines. Et presque toutes, à l’aspect de cette mort lente, répétaient le même geste, redisaient le même mot.

L’enfant reposait dans un petit berceau de sapin brut, semblable à un petit cercueil sans couvercle. La pauvre créature, nue, chétive, décharnée, verdâtre, poussait une lamentation continue en agitant des bras et des jambes débiles qui n’avaient plus que la peau et les os, comme pour demander aide. Et la mère, assise au pied du berceau, toute repliée sur elle-même, la tête si basse qu’elle lui touchait presque les genoux, avait l’air de ne rien entendre. Il semblait qu’un poids terrible lui écrasât la nuque et l’empêchât de se redresser. Par instans, d’un geste machinal, elle posait sur le bord du berceau une main rude, calleuse, brûlée par le soleil ; et elle faisait le geste de bercer, sans changer d’attitude et sans rompre le silence. Alors les images saintes, les talismans et les reliques dont le sapin était presque entièrement recouvert ondulaient et tintaient, pendant une pause momentanée de la plainte.

— Liberata ! Liberata ! cria une des femmes en la secouant. Regarde, Liberata ! La dame est venue ; la dame est dans ta maison. Regarde !