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d’oisiveté, de liberté, de jouissance physique, d’insouciance. Jusqu’à présent, il n’est pas sorti de sa bouche une seule parole grave qui ait révélé une préoccupation de l’âme. Ses intermittences de silence et d’immobilité ne proviennent que de fatigues musculaires, comme celle de maintenant. »

— À quoi penses-tu ? demanda-t-elle.

— À rien. Je suis heureux.

Après une pause, elle reprit :

— Allons-nous-en, veux-tu ?

Ils se levèrent. Elle lui mit sur la bouche un baiser sonore. Elle était gaie, ne tenait pas en place. À chaque instant elle se détachait de lui pour descendre à la course une pente libre de rochers ; et, quand elle voulait arrêter son élan, elle s’accrochait au tronc d’un jeune chêne qui gémissait et pliait sous le choc.

Elle cueillit une fleur violette et la suça.

— C’est du miel !

Elle en cueillit une autre et la porta aux lèvres de son amant.

— Goûte !

Et, aux mouvemens de sa bouche, il semblait qu’elle-même jouît de cette saveur pour la seconde fois.

— Avec toutes ces fleurs, avec toutes ces abeilles, il y a certainement une ruche par ici, ajouta-t-elle. Un de ces matins, pendant que tu dormiras encore, il faut que je vienne la chercher… je t’apporterai une gaufre.

Elle babilla longuement sur cette aventure qui souriait à sa fantaisie ; et, dans ses paroles, passaient avec une vivacité de sensation réelle la fraîcheur du matin, le mystère du bois, l’impatience de la recherche, la joie de la découverte, la couleur blonde et la fragrance sauvage du miel.

Ils firent halte à mi-côte sur la lisière de la région boisée, séduits par la mélancolie qui montait de la mer.

La mer avait une coloration délicate, entre le bleu et le vert, qui tendait progressivement à se rapprocher du vert ; mais le ciel, d’un azur de plomb au zénith et sillonné çà et là de nuages, était rosé dans sa courbe vers Ortone. Cet éclat se reflétait en lueurs pâlies à l’extrême ligne de l’eau et faisait penser à des roses effeuillées qui flotteraient. Sur le fond marin s’étageaient en degrés harmonieux, d’abord les deux vastes chênes à la sombre chevelure, et puis les oliviers clairs, et puis les figuiers au feuillage vivace et aux branches violettes. La lune, orangée, énorme, presque pleine, surgissait sur l’anneau de l’horizon, pareille à un globe de cristal qui laisserait transparaître un pays chimérique figuré en bas-relief sur un disque d’or massif.