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dirigées contre lui, il répond en montant au Capitole. C’est une ascension qu’il est obligé d’opérer très souvent, mais il ne s’en lasse pas, et il échappe ainsi à toutes les poursuites. M. Cavallotti l’a interpellé à la Chambre ; il a refusé de répondre, et a demandé à l’assemblée de presser la discussion et le vote du budget. Il s’en est suivi des scènes tumultueuses. On a commencé par se montrer le poing, on a fini par en venir aux coups. M. Villa s’est couvert jusqu’à trois fois dans une même séance. M. Crispi a jugé que tout ce tapage, avec les intermèdes de pugilat dont il était agrémenté, faisait diversion à sa propre affaire : il est resté impassible comme un roc, attendant que les flots s’apaisassent, soit par fatigue puisqu’il s’agit de flots humains, soit par le sentiment de leur impuissance.

M. Cavallotti avait pourtant préparé son attaque avec beaucoup d’art. Il avait annoncé, avant de le déposer, un formidable réquisitoire contre M. Crispi. Les journaux en avaient parlé longtemps à l’avance, et la curiosité était excitée au plus haut point lorsque le tribun de la gauche s’est enfin décidé à le publier. Il nous est difficile, à la distance où nous sommes, de mesurer exactement l’effet produit. Violent, il l’a été ; mais bien profond, on n’oserait en jurer. D’abord le morceau est très long. M. Cavallotti a passé en revue toute la vie de M. Crispi : elle a été romanesque, agitée, pleine de contradictions, traversée par les opinions les plus diverses. Tout le monde savait cela plus ou moins : et puis ? On s’attendait à autre chose, à des révélations tout à fait inédites, à des accusations ignorées jusqu’ici et portant leurs preuves avec elles. Il y a bien eu l’histoire d’une décoration de Cornélius Herz, que M. Crispi a arrachée au roi en lui cachant une partie de la vérité, c’est-à-dire des rapports officiels reçus sur le personnage. Il s’y est mêlé de fâcheuses intrigues de palais, où d’honnêtes gens qui faisaient de la résistance ont été sacrifiés. Que M. Crispi ait touché de l’argent dans cette circonstance, M. Cavallotti l’affirme et il produit un papier qui n’y contredit pas. M. Crispi n’y contredit pas lui-même : il se contente de dire qu’il a sauvé la patrie, et qu’il la sauvera encore toutes les fois qu’elle en aura besoin. On joue ainsi aux propos interrompus, l’un posant les questions, l’autre répondant à côté. Et, en somme, malgré le trouble qui se dégage de l’incident, tout le monde a le sentiment qu’il n’y a rien de bien nouveau dans le dossier de M. Cavallotti. Ce qu’on ne savait pas, on croit presque l’avoir su : on y trouve un air de ressemblance avec beaucoup d’autres choses dont on avait déjà entendu parler et qu’on s’était habitué à regarder comme admissibles. L’étonnement n’est pas bien grand. L’habileté de M. Cavallotti a consisté à réunir en un seul faisceau mille accusations qui s’étaient déjà produites dans l’ordre dispersé, les unes ici, les autres là. Il leur a donné de plus le retentissement d’une chose attendue, espérée par les uns, redoutée par les autres. Mais quoi ! le pays ignorait-il vraiment tout cela lors-