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sa situation secondaire. À la vérité, c’était une tradition constante dans le parti libéral que le premier ministre appartînt à la seconde Chambre, et le fait d’être retenu par sa grandeur à la Chambre des lords a très certainement diminué entre les mains de lord Rosebery l’efficacité du pouvoir. L’inconvénient n’est pas le même pour le parti conservateur : il n’a pas besoin d’une action aussi puissante sur les Communes pour faire accepter un programme moins chargé de promesses plus ou moins effrayantes, et puis, dans les circonstances actuelles, lord Salisbury est assuré d’avoir un alter ego tout dévoué dans la personne de son neveu M. Balfour, qui représentera le gouvernement dans la Chambre issue du suffrage populaire, et qui a déjà fait ses preuves de capacité et de talent.

Nous ne voudrions pas comparer M. Balfour à ce qu’était lord Rosebery avant d’être premier ministre, car les deux hommes diffèrent sensiblement, mais il y a quelque analogie entre leurs situations. M. Balfour, enfant chéri des conservateurs, excite parmi eux les mêmes espérances que lord Rosebery le faisait naguère parmi les libéraux. Sa popularité est déjà immense, et toute l’Angleterre le regarde comme un homme du plus bel avenir. Puisse-t-il à son tour, après avoir connu les sourires de la fortune, ne pas en éprouver les rigueurs ! Au reste, l’âge de lord Salisbury permet de croire qu’il gardera longtemps encore la direction de son parti, et qu’avant d’avoir à soutenir le poids des plus grandes responsabilités, M. Balfour prendra des années et acquerra encore plus d’expérience. Pour le moment, il est premier lord de la trésorerie : c’est un beau lot, puisque c’est celui que s’attribue généralement le premier ministre. Lord Salisbury, malgré son respect des traditions, est le premier qui ait manqué à celle-là : déjà lors de son dernier ministère, il avait pris pour lui le ministère des affaires étrangères, sans doute parce qu’il les traite supérieurement. Les dissentimens que notre gouvernement a eues plus d’une fois avec lui nous empêchent d’autant moins de reconnaître sa haute valeur, que nous n’avons pas eu à nous louer davantage de ses successeurs : lord Salisbury gagne plutôt à la comparaison. La politique extérieure de l’Angleterre conserve toujours la continuité qui convient aux affaires d’un grand pays, et les changemens de ministres n’amènent pas une différence bien appréciable dans les directions qu’ils suivent. La seule différence est que cette politique constante est tantôt mieux conduite et tantôt plus médiocrement : avec lord Salisbury, elle l’est plutôt mieux. Lord Rosebery, quand il est devenu chef du Foreign Office au moment de la constitution du cabinet Gladstone, a fait dire partout qu’il n’avait d’autre prétention que de continuer fidèlement la politique du marquis de Salisbury, auquel il succédait, et cette assurance a été acceptée par les conservateurs, qui, de leur côté, se sont empressés de témoigner une confiance particulière dans le nouveau ministre des