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Il est difficile de raisonner avec les anarchistes : quand ils prétendent qu’en supprimant l’État et la propriété ils transformeront le cœur humain, ils fondent leur théorie sur une expérience qui n’a point été faite et qui peut-être ne le sera jamais.

M. Wille est tellement convaincu de l’action bienfaisante de l’anarchie sur les cœurs, qu’il ne lui suffit pas de nous délivrer de la verge et du code pénal, il veut nous affranchir aussi de la loi morale. C’est encore une tyrannie, et ce n’est pas la moins odieuse. L’impératif catégorique est un maître insolent et rude ; personne n’a le droit de nous parler en maître, et Kant était un oppresseur. Vous entreprenez sur la dignité de l’homme quand vous lui dites : « Il y a des choses que tu dois faire et d’autres dont tu dois t’abstenir. » Ce langage est insupportable à quiconque se respecte. Mais n’allez pas croire que M. Wille prêche l’immoralité. Tout au contraire, il entend nous persuader qu’on sera d’autant plus vertueux qu’on sera moins contraint de l’être. Toutes les plantes de jardin que nous cultivons à grand’peine, et qui malgré nos soins s’étiolent souvent et dépérissent, fleuriront à l’état sauvage sur la terre de promission ; on y cueillera des roses panachées dans les bois.

La loi morale sera remplacée par l’égoïsme intelligent, qui sait que l’intérêt bien entendu s’accorde avec le bien commun, et cet égoïsme avisé et sagace se combinera avec l’altruisme spontané, qui fait tout de cœur et d’affection. M. Wille nous certifie que dans les unions libres les conjoints auront l’un pour l’autre des égards et de fidèles tendresses inconnues dans le mariage légal ; il assure aussi que les pères se dévoueront davantage au bonheur de leurs enfans. Toutefois il en est moins sûr que du reste, car il ajoute par précaution « que dans ce temps de prospérité universelle, il sera plus aisé qu’aujourd’hui de créer des asiles pour les enfans abandonnés. » Au surplus, quand les habitans de ce paradis auraient le cœur moins sensible et moins aimant qu’il ne se plaît à le croire, peu importe. L’homme, nous dit-il, trouve toujours du plaisir à exercer ses forces ; il en dépensera moins pour sa subsistance lorsque sa vie sera devenue plus facile, et il éprouvera le besoin de dépenser l’excédent pour le bien des autres. Ce sera pour lui un exercice hygiénique, et la vertu deviendra le plus généreux, le plus noble des sports. Je crains cependant que les égoïstes intelligens et les altruistes libres ne découvrent bientôt qu’il est plus hygiénique de monter à bicyclette que de soigner des diphtéries ou des varioles ; je crains que les charités dangereuses ne soient de tous les sports le plus noble peut-être, mais le moins goûté ; que les amateurs de ce genre de divertissement ne soient plus rares encore que les malandrins et les escrocs.

J’ai une autre inquiétude. Ne pourrait-il pas se faire qu’en nous rendant parfaitement libres, M. Wille oblige des ingrats, que nous