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jeunesse le désir d’être parfaitement raisonnables et parfaitement libres. A cet effet réformez les écoles où ils contractent leurs premières habitudes d’esprit, où leurs caractères prennent des plis indélébiles. Abolissez la verge, les récompenses, les peines, les pensums, la discipline autoritaire, les règlemens et tout ce qui ressemble à une contrainte. Ne donnez à vos écoliers que des occupations qui les intéressent, ne leur apprenez que ce qu’ils aiment à apprendre ; traitez-les en adultes, et ne craignez pas de leur enseigner comment se font les enfans ; ne punissez jamais ; remplacez les châtimens par des avertissemens paternels ; corrigez les fainéans et les menteurs en leur représentant les fâcheuses conséquences de la duplicité et de la paresse, ou mieux encore, laissez-leur le temps d’en faire eux-mêmes l’expérience : l’enfant qui s’est brûlé le doigt à la flamme d’une bougie ne se brûlera pas deux fois. M. Wille nous assure qu’il a dirigé jadis une école, qu’il se faisait un devoir de ne punir aucun de ses élèves, et qu’il n’a jamais eu de désordres à réprimer. Comment s’y prenait-il ? C’est son secret. Les anarchistes font des miracles.

Il parait avoir conservé un déplaisant souvenir des violences qu’on lui fit dans ses jeunes années, des contraintes qu’on lui imposa. Il était de nature, nous dit-il, un enfant tranquille ; mais il avait ses lubies, ses vivacités, ses emportemens, et quand il mettait son bonnet de travers, il n’observait pas toujours les bienséances. On le trouvait impertinent, et de temps à autre on le punissait en le privant de sa liberté ou de son dîner ou on lui donnait sur les doigts. Il savait que ces peines étaient destinées à l’améliorer, et cependant il les tenait pour imméritées ; elles développaient en lui l’esprit de résistance, d’insoumission.

Il raconte qu’à l’âge de neuf ans, ayant fait je ne sais quelle sottise, on l’enferma seul à seul avec une bible, que son premier mouvement fut de démolir sa prison, qu’il se ravisa, qu’en fin de compte il ouvrit le saint livre et lut le discours sur la montagne : « Heureux les affligés ! heureux les débonnaires ! heureux les miséricordieux ! heureux les pacifiques ! » Il crut se reconnaître ; il était de la race des pacifiques ; c’étaient les punisseurs qui troublaient sa paix. S’ils voulaient le corriger de ses impertinences, pourquoi le mettre en retenue ? Que ne lui donnaient-ils des raisons convaincantes et persuasives ! Il les eût peut-être écoutés. « Ce fut alors, ajoute-t-il, que pour la première fois m’apparut l’image d’une société où tout le monde était libre et raisonnable, et que je sentis l’abîme qui la séparait de ce triste monde où nous vivons en servitude. »

Il me semble injuste et inconséquent. Il maudit la contrainte, il voudrait la proscrire de ce monde, et ses expériences particulières témoignent qu’elle a du bon. Il était né pour être un philosophe socialiste, et, de son propre aveu, les circonstances et les punisseurs l’ont