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croisée avec une équerre d’argent, cela leur donne de la surface, du plomb et de l’aplomb, et cela leur permet, tout en distribuant des soupes aux pauvres, de distribuer des sièges à leurs compagnons.

Soumis par les inquisiteurs du cru à la question préalable, le candidat accepte tout ce qu’on lui impose ; le moyen de ne pas accepter ? Ce qui s’offre à lui et ce qu’il perdrait en se dégageant, c’est le seul groupement qui subsiste ; groupement artificiel d’amours-propres et de cupidités, mais un groupement ; la seule organisation tolérée dans le suffrage universel inorganique : organisation illégale ou extra-légale, mais une organisation ; la seule force demeurée debout, la seule échappée à la perte des forces, à la mort des vies collectives, ou la seule ressuscitée ; force usurpée, trompeuse, oppressive, mais une force. En face d’elle et contre elle, rien : le verbe lui-même, ce levier des démocraties, sans elle, n’a plus de mordant ni d’effet : rien que l’argent qui puisse se passer d’elle, et encore serait-il plus prudent de transiger. Dans le suffrage universel inorganique, rien donc que les comités et l’argent. Il n’y a, pour le candidat, qu’un moyen de se soustraire aux comités, c’est de s’en fier à l’argent : il n’y a pour lui qu’un moyen de ne point prêter hommage au comité, de ne point recevoir en fief sa circonscription, — c’est de l’acheter. Le suffrage universel inorganique s’organise et s’actionne par ces deux seules forces : les comités et l’argent. Mais par les comités, il cesse d’être universel et, par l’argent, il cesse d’être un suffrage.

Qu’il le doive à l’argent ou aux comités ou aux deux forces combinées, l’avocat, le médecin, le vétérinaire est élu. Son nom sort triomphant des urnes, que nous supposons inviolées. Il a une majorité décisive : d’où lui vient-elle ? De toutes les voix qu’il a réunies, combien lui ont été données pour lui-même, à raison de ce qu’il est ou de ce qu’il n’est pas ? De tous ses partisans, combien en connaît-il et combien le connaissent ? De tous les intérêts qui se confient à lui, combien sont identiques ou seulement analogues aux siens ?

Quand on « représente » quelqu’un ou quelque chose, on devrait être comme une image de ce quelqu’un ou de ce quelque chose. Mais ce député, s’il va officiellement représenter à la Chambre l’arrondissement de…, qui réellement « représente-t-il » et quoi ? Des affaires et des besoins de ceux qu’on le dit « représenter » que sait-il, si on le pousse un peu ? Ce qu’on lui en écrit de là-bas. Et qui lui en écrit ? Son comité. Comme il faut qu’il parle pour se faire entendre, on lui fabrique, vaille que vaille, un dossier : avocat, il se plaint, en phrases touchantes, de la mévente du colza ; médecin, il déplore amèrement la « maigreur »