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On a raison de le traiter d’hérétique. Il pense, il affirme que la dictature du prolétariat serait encore plus funeste à la civilisation que le despotisme de la bourgeoisie, que toujours aveugles dans leurs choix et leurs préférences, les prolétaires ne confieraient pas le soin de leurs destinées aux plus capables ou aux plus honnêtes, mais aux grands parleurs, aux intrigans subtils, aux sycophantes, aux flagorneurs, aux charlatans. Il raconte à ce propos que lorsqu’on nomma la commission du théâtre libre qu’il avait fondé, des centaines d’électeurs donnèrent leurs voix à des candidats qu’ils ne connaissaient que de vue, mais dont le visage leur agréait. « Ils s’imaginaient sans doute, ajoute-t-il, qu’on peut juger sur la forme de leur nez que les gens ont l’esprit critique et des connaissances littéraires, et il ne serait pas impossible que dans la république démocratique et sociale, les masses souveraines choisissent un ramoneur pour diriger l’exploitation d’une mine ou un perruquier pour régisseur d’un théâtre. » Ce qui lui paraît certain, c’est qu’elles auront toujours une aversion naturelle pour les grands esprits comme pour les grandes vertus et un faible pour les saltimbanques, pour les bateleurs politiques qui ont appris de bonne heure à danser sur la corde et à parader sur des tréteaux.

Qui s’étonnera qu’un homme capable de commettre de telles irrévérences envers la démocratie ait été inscrit sur une liste noire ? Il déteste la royauté, l’Église et les capitalistes ; mais la doctrine de la souveraineté du nombre, cette nouvelle idolâtrie qui a remplacé les autres, ne lui est pas moins odieuse. Le nombre est à ses yeux un fait aussi brutal qu’un coup de poing ou d’épée. Qu’importe que le souverain soit un prince ou une foule, qu’on s’agenouille devant une couronne ou un bonnet de jacobin, l’esclavage est le même. La démocratie n’a jamais servi qu’à établir la domination des imbéciles sur les intelligens et le règne de la plate médiocrité. « Les seuls principes, dit-il avec Ibsen, pour lesquels les majorités se passionnent, et qu’elles nous recommandent comme une saine et bonne nourriture, sont de vieilles vérités, toujours horriblement maigres, semblables aux harengs salés de l’an dernier, à des jambons rances et moisis, et voilà l’origine du scorbut moral qui ravage toutes les sociétés. »

M. Bruno Wille a toutes les aspirations d’un vrai socialiste, il n’en a pas l’humeur, le tempérament. Il était né poète et contemplatif, et jadis il sentit le besoin d’exprimer en vers la joie qu’il éprouvait à fuir le regard de l’homme, à vivre dans l’intime commerce des arbres, des fleurs, des vents et des nuages : « Transportez-moi sur ces hauteurs escarpées où ne monta jamais la parole humaine ; mon âme blessée redoute le son de cette voix, et mes yeux roulent dans ma tête lorsqu’ils contemplent des hommes. Le rocher et la nuée sont mes muettes consolations, et quand la tempête gronde autour de moi,