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décrétés par M. Fortoul ! Une bonne mise au point de Tristan et Iseut, pour commencer ; la leçon que vous choisirez, Béroul ou Eilhart, Thomas ou Gotfrid, une fusion abrégée de ces diverses sources si vous préférez, une restitution du noyau primitif si vous osez la tenter : ceci est votre affaire. Puis trois ou quatre poèmes des différens cycles, les plus typiques, les plus représentatifs ; ici encore, les maîtres romanisans peuvent seuls faire des choix judicieux. Cette tâche est-elle inconciliable avec leurs travaux professionnels ? Craignent-ils qu’elle les fasse déroger ? Qu’ils y préparent du moins quelques-uns de leurs élèves, dont nous serons les obligés. Sinon, il est facile de prévoir ce qui arrivera : un vulgarisateur quelconque tentera l’aventure, s’en acquittera mal, y recueillera néanmoins honneur et profit, et fera oublier le laborieux dévouement, les immenses services obscurs de ceux qui lui auront préparé ce butin. Ce sera une grande injustice, sous laquelle il y aura un peu de justice.

J’entends bien que les savans répondent : « Notre sort n’est plus enviable. Un jour on nous traite de banqueroutiers ; le lendemain, de thésauriseurs, d’affreux capitalistes qu’il faut faire dégorger. » Non, mais de riches heureux, qui nous doivent la charité, à nous autres pauvres, qui la doivent à ce pays qu’ils honorent devant l’Europe savante. Je vais être maudit, compris, — et approuvé tout au fond, — par le philologue amoureux d’éloquence et de poésie qui m’a fourni l’occasion de cette plaidoirie : ce conseiller sagace, dont les avis littéraires font loi tout autant que ses arrêts scientifiques, est vraiment le plus admirable moine qu’on ait vu depuis saint Antoine ; il observe rigidement les grands vœux de sa règle, avec des tentations incessantes devant toutes les formes de la beauté spirituelle. Peut-être cédera-t-il à une tentation plus forte encore : en communiquant davantage leurs richesses, en réintroduisant dans nos organismes appauvris un peu de la moelle des os de nos pères, ses pareils et lui serviront bien « la douce France. » Ils serviront cette langue française qui naquit au pied de la tour de Babel, dans la confusion des idiomes, comme le raconte un compatriote et un justiciable de M. Gaston Paris, le ménestrel champenois Evrat : « Chaque pays, noble ou méprisable, a son langage. Tous sont étranges et barbares, excepté le langage français. C’est celui que Dieu entend de préférence, car il l’a fait beau et léger, et, mieux que tous les autres langages, il se prête à l’ampleur et à la brièveté. »


EUGENE-MELCHIOR DE VOGUE.