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sont françaises plutôt qu’allemandes. L’épopée normande, transportée en Angleterre, naît chez un peuple déjà francisé. La « matière de Bretagne », la plus riche, est aussi la plus discutée, avec ses insondables fonds celtiques. Pourtant il est clair que des poèmes composés dans l’Armorique, sur ce sol qui allait s’agréger au nôtre pour toujours, doivent être adjugés à la famille française plutôt qu’aux maîtres de la Thuringe et de la Saxe. Or, c’est dans la matière de Bretagne qu’apparaissent d’abord les plus belles légendes du drame wagnérien : Perceval (Parsifaal), la Quête du Graal, Tristan et Iseut. Plus près de nous, le Chevalier au Cygne est une légende de la maison de Bouillon. Richesse indivise, tout au moins.

Les auditeurs de Wolfram d’Eschenbach et de Walter de la Vogelweide ont su l’accaparer et le garder mieux que nous. Ce fut pour leurs fils une grande force, et non pas seulement au point de vue littéraire. M. Gaston Paris a raison de dire : « Si, par impossible, la nation française perdait ses titres, elle les retrouverait dans la littérature du moyen âge. D’où vient donc que cette littérature est maintenant si étrangère à la nation, et que si peu de personnes s’avisent de la solidarité indissoluble qui nous rattache moralement à nos pères des temps féodaux ?… Il y a longtemps que les Allemands envisagent autrement les choses : ils ont appuyé en partie la régénération de leur nationalité sur leur ancienne poésie. » — Quand un Bismarck ou un empereur Guillaume évoquent naturellement, à la tribune et dans les banquets, la geste poétique des anciens Germains, nous sentons tous la vigueur de cet élan pris dans le passé, et quelle sève monte au cœur de ces vivans de la poussière des morts où ils affermissent leurs pieds. Nous, déracinés volontaires, nous avons des solennités pour maudire un passé plus grand et plus vieux que le leur ; la pousse de l’autre saison, fléchissante au premier vent, renie le tronc séculaire d’où elle est sortie.

Mais revenons sur notre terrain littéraire. Si Wagner nous rapporte les personnages et l’âme même de notre première poésie, cet envahissement qu’on redoute n’est qu’une restitution. Et puisque j’ai fait allusion à Ibsen, qui ne serait frappé des intimes analogies de sentiment entre les vieux harpeurs celtiques et le moderne continuateur des sagas Scandinaves ? Comparez Brand ou la Dame de la Mer, par exemple, aux quelques fragmens de Tristan qu’on nous a donnés et aux gloses des commentateurs de ce poème. Des deux parts c’est le même individualisme farouche, la même négation des pactes sociaux, la même acceptation tranquille de la toute-puissance fatale de l’amour. Dans le